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L’ASSOMMOIR.

tés toucher ses yeux ; et lui, ça l’a étranglé, il s’est mis à tousser… Maintenant, regardez-les, là-bas ; ils n’ont plus de salive, ils se mangent les lèvres.

— Ça fait de la peine, des gens jaloux à ce point, murmura Gervaise.

Vrai, les Lorilleux avaient une drôle de tête. Personne, bien sûr, n’aime à être écrasé ; dans les familles surtout, quand les uns réussissent, les autres ragent, c’est naturel. Seulement, on se contient, n’est-ce pas ? on ne se donne pas en spectacle. Eh bien ! les Lorilleux ne pouvaient pas se contenir. C’était plus fort qu’eux, ils louchaient, ils avaient le bec de travers. Enfin, ça se voyait si clairement, que les autres invités les regardaient et leur demandaient s’ils n’étaient pas indisposés. Jamais ils n’avaleraient la table avec ses quatorze couverts, son linge blanc, ses morceaux de pain coupés à l’avance. On se serait cru dans un restaurant des boulevards. Madame Lorilleux fit le tour, baissa le nez pour ne pas voir les fleurs ; et, sournoisement, elle tâta la grande nappe, tourmentée par l’idée qu’elle devait être neuve.

— Nous y sommes ! cria Gervaise, en reparaissant, souriante, les bras nus, ses petits cheveux blonds envolés sur les tempes.

Les invités piétinaient autour de la table. Tous avaient faim, bâillaient légèrement, l’air embêté.

— Si le patron arrivait, reprit la blanchisseuse, nous pourrions commencer.

— Ah bien ! dit madame Lorilleux, la soupe a le temps de refroidir… Coupeau oublie toujours. Il ne fallait pas le laisser filer.

Il était déjà six heures et demie. Tout brûlait, maintenant ; l’oie serait trop cuite. Alors, Gervaise, désolée, parla d’envoyer quelqu’un dans le quartier voir,