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L’ASSOMMOIR.

mise d’homme, dont elle épingla les manchettes et le col. Madame Putois s’était remise à son jupon.

— Eh bien ! au revoir, dit Virginie. J’étais descendue chercher un quart de gruyère. Poisson doit croire que le froid m’a gelée en route.

Mais, comme elle avait déjà fait trois pas sur le trottoir, elle rouvrit la porte pour crier qu’elle voyait Augustine au bout de la rue, en train de glisser sur la glace avec des gamins. Cette gredine-là était partie depuis deux grandes heures. Elle accourut rouge, essoufflée, son panier au bras, le chignon emplâtré par une boule de neige ; et elle se laissa gronder d’un air sournois, en racontant qu’on ne pouvait pas marcher, à cause du verglas. Quelque voyou avait dû, par blague, lui fourrer des morceaux de glace dans les poches ; car, au bout d’un quart d’heure, ses poches se mirent à arroser la boutique comme des entonnoirs.

Maintenant, les après-midi se passaient toutes ainsi. La boutique, dans le quartier, était le refuge des gens frileux. Toute la rue de la Goutte-d’Or savait qu’il y faisait chaud. Il y avait sans cesse là des femmes bavardes qui prenaient un air de feu devant la mécanique, leurs jupes troussées jusqu’aux genoux, faisant la petite chapelle. Gervaise avait l’orgueil de cette bonne chaleur, et elle attirait le monde, elle tenait salon, comme disaient méchamment les Lorilleux et les Boche. Le vrai était qu’elle restait obligeante et secourable, au point de faire entrer les pauvres, quand elle les voyait grelotter dehors. Elle se prit surtout d’amitié pour un ancien ouvrier peintre, un vieillard de soixante-dix ans, qui habitait dans la maison une soupente, où il crevait de faim et de froid ; il avait perdu ses trois fils en Crimée, il vivait au petit bonheur, depuis deux ans qu’il ne pouvait plus tenir un