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LES ROUGON-MACQUART.

marteau. En trente coups, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, avait façonné la tête de son boulon. Mais il soufflait, les yeux hors de leurs trous, et il était pris d’une colère furieuse en entendant ses bras craquer. Alors, emballé, dansant et gueulant, il allongea encore deux coups, uniquement pour se venger de sa peine. Lorsqu’il le retira de la clouière, le boulon, déformé, avait la tête mal plantée d’un bossu.

— Hein ! est-ce torché ? dit-il tout de même, avec son aplomb, en présentant son travail à Gervaise.

— Moi, je ne m’y connais pas, monsieur, répondit la blanchisseuse d’un air de réserve.

Mais elle voyait bien, sur le boulon, les deux derniers coups de talon de Dédèle, et elle était joliment contente, elle se pinçait les lèvres pour ne pas rire, parce que Goujet à présent avait toutes les chances.

C’était le tour de la Gueule-d’Or. Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein de tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue, les guibolles emportées par-dessus les jupes ; elle s’enlevait, retombait en cadence, comme une dame noble, l’air sérieux, conduisant quelque menuet ancien. Les talons de Fifine tapaient la mesure, gravement ; et ils s’enfonçaient dans le fer rouge, sur la tête du boulon, avec une science réfléchie, d’abord écrasant le métal au milieu, puis le modelant par une série de coups d’une précision rythmée. Bien sûr, ce n’était pas de l’eau-de-vie que la Gueule-d’Or avait dans les veines, c’était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme