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LES ROUGON-MACQUART.

Puis, il achevait de casser la pièce de vingt sous chez François, au coin de la rue de la Goutte-d’Or, où il y avait un joli vin, tout jeune, chatouillant le gosier. C’était un mannezingue de l’ancien jeu, une boutique noire, sous un plafond bas, avec une salle enfumée, à côté, dans laquelle on vendait de la soupe. Et il restait là jusqu’au soir, à jouer des canons au tourniquet ; il avait l’œil chez François, qui promettait formellement de ne jamais présenter la note à la bourgeoise. N’est-ce pas ? il fallait bien se rincer un peu la dalle, pour la débarrasser des crasses de la veille. Un verre de vin en pousse un autre. Lui, d’ailleurs, toujours bon zigue, ne donnant pas une chiquenaude au sexe, aimant la rigolade, bien sûr, et se piquant le nez à son tour, mais gentiment, plein de mépris pour ces saloperies d’hommes tombés dans l’alcool, qu’on ne voit pas dessoûler ! Il rentrait gai et galant comme un pinson.

— Est-ce que ton amoureux est venu ? demandait-il parfois à Gervaise pour la taquiner. On ne l’aperçoit plus, il faudra que j’aille le chercher.

L’amoureux, c’était Goujet. Il évitait, en effet, de venir trop souvent, par peur de gêner et de faire causer. Pourtant, il saisissait les prétextes, apportait le linge, passait vingt fois sur le trottoir. Il y avait un coin dans la boutique, au fond, où il aimait rester des heures, assis sans bouger, fumant sa courte pipe. Le soir, après son dîner, une fois tous les dix jours, il se risquait, s’installait ; et il n’était guère causeur, la bouche cousue, les yeux sur Gervaise, ôtant seulement sa pipe de la bouche pour rire de tout ce qu’elle disait. Quand l’atelier veillait le samedi, il s’oubliait, paraissait s’amuser là plus que s’il était allé au spectacle. Des fois, les ouvrières repassaient jusqu’à trois