Page:Zola - L'Assommoir.djvu/174

Cette page a été validée par deux contributeurs.
174
LES ROUGON-MACQUART.

son chantier était alors à l’autre bout de Paris, elle lui donnait tous les matins quarante sous pour son déjeuner, sa goutte et son tabac. Seulement, deux jours sur six, Coupeau s’arrêtait en route, buvait les quarante sous avec un ami, et revenait déjeuner en racontant une histoire. Une fois même, il n’était pas allé loin, il s’était payé avec Mes-Bottes et trois autres un gueuleton soigné, des escargots, du rôti et du vin cacheté, au Capucin, barrière de la Chapelle ; puis, comme ses quarante sous ne suffisaient pas, il avait envoyé la note à sa femme par un garçon, en lui faisant dire qu’il était au clou. Celle-ci riait, haussait les épaules. Où était le mal, si son homme s’amusait un peu ? Il fallait laisser aux hommes la corde longue, quand on voulait vivre en paix dans son ménage. D’un mot à un autre, on en arrivait vite aux coups. Mon Dieu ! on devait tout comprendre. Coupeau souffrait encore de sa jambe, puis il se trouvait entraîné, il était bien forcé de faire comme les autres, sous peine de passer pour un mufe. D’ailleurs, ça ne tirait pas à conséquence ; s’il rentrait éméché, il se couchait, et deux heures après il n’y paraissait plus.

Cependant, les fortes chaleurs étaient venues. Une après-midi de juin, un samedi que l’ouvrage pressait, Gervaise avait elle-même bourré de coke la mécanique, autour de laquelle dix fers chauffaient, dans le ronflement du tuyau. À cette heure, le soleil tombait d’aplomb sur la devanture, le trottoir renvoyait une réverbération ardente, dont les grandes moires dansaient au plafond de la boutique ; et ce coup de lumière, bleui par le reflet du papier des étagères et de la vitrine, mettait au-dessus de l’établi un jour aveuglant, comme une poussière de soleil tamisée dans les linges fins. Il faisait là une tempé-