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L’ASSOMOIR.

Auguste, je ne voulais pas t’en parler, j’aurais attendu encore, mais je sais où tu as passé la nuit ; je t’ai vu entrer au Grand-Balcon avec cette traînée d’Adèle. Ah ! tu les choisis bien ! Elle est propre, celle-là ! elle a raison de prendre des airs de princesse… Elle a couché avec tout le restaurant.

D’un saut, Lantier se jeta à bas du lit. Ses yeux étaient devenus d’un noir d’encre dans son visage blême. Chez ce petit homme, la colère soufflait une tempête.

— Oui, oui, avec tout le restaurant ! répéta la jeune femme. Madame Boche va leur donner congé, à elle et à sa grande bringue de sœur, parce qu’il y a toujours une queue d’hommes dans l’escalier.

Lantier leva les deux poings ; puis, résistant au besoin de la battre, il lui saisit les bras, la secoua violemment, l’envoya tomber sur le lit des enfants, qui se mirent de nouveau à crier. Et il se recoucha, en bégayant, de l’air farouche d’un homme qui prend une résolution devant laquelle il hésitait encore :

— Tu ne sais pas ce que tu viens de faire, Gervaise… Tu as eu tort, tu verras.

Pendant un instant, les enfants sanglotèrent. Leur mère, restée ployée au bord du lit, les tenait dans une même étreinte ; et elle répétait cette phrase, à vingt reprises, d’une voix monotone :

— Ah ! si vous n’étiez pas là, mes pauvres petits !… Si vous n’étiez pas là !… Si vous n’étiez pas là !…

Tranquillement allongé, les yeux levés au-dessus de lui, sur le lambeau de perse déteinte, Lantier n’écoutait plus, s’enfonçait dans une idée fixe. Il resta ainsi près d’une heure, sans céder au sommeil, malgré la fatigue qui appesantissait ses paupières. Quand il se retourna, s’appuyant sur le coude, la face dure