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LES ROUGON-MACQUART.

— Qui donc ?

— Ma femme, là-bas, en Russie.

Étienne eut un geste vague, étonné du tremblement de la voix, de ce brusque besoin de confidence, chez ce garçon impassible d’habitude, dans son détachement stoïque des autres et de lui-même. Il savait seulement que la femme était une maîtresse, et qu’on l’avait pendue, à Moscou.

— L’affaire n’avait pas marché, raconta Souvarine, les yeux perdus à présent sur la fuite blanche du canal, entre les colonnades bleuies des grands arbres. Nous étions restés quatorze jours au fond d’un trou, à miner la voie du chemin de fer ; et ce n’est pas le train impérial, c’est un train de voyageurs qui a sauté… Alors, on a arrêté Annouchka. Elle nous apportait du pain tous les soirs, déguisée en paysanne. C’était elle aussi qui avait allumé la mèche, parce qu’un homme aurait pu être remarqué… J’ai suivi le procès, caché dans la foule, pendant six longues journées…

Sa voix s’embarrassa, il fut pris d’un accès de toux, comme s’il étranglait.

— Deux fois, j’ai eu envie de crier, de m’élancer par-dessus les têtes, pour la rejoindre. Mais à quoi bon ? un homme de moins, c’est un soldat de moins ; et je devinais bien qu’elle me disait non, de ses grands yeux fixes, lorsqu’elle rencontrait les miens.

Il toussa encore.

— Le dernier jour, sur la place, j’étais là… Il pleuvait, les maladroits perdaient la tête, dérangés par la pluie battante. Ils avaient mis vingt minutes, pour en pendre quatre autres : la corde cassait, ils ne pouvaient achever le quatrième… Annouchka était tout debout, à attendre. Elle ne me voyait pas, elle me cherchait dans la foule. Je suis monté sur une borne, et elle m’a vu, nos yeux ne se sont plus quittés. Quand elle a été morte,