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GERMINAL.

taient élevées toutes seules, assez mal, gâtées par leur père, l’aînée hantée du rêve de chanter sur les théâtres, la cadette folle de peinture, d’une hardiesse de goût qui la singularisait. Mais, lorsque le train avait dû être diminué, à la suite de gros embarras d’affaires, il était brusquement poussé, chez ces filles d’air extravagant, des ménagères très sages et très rusées, dont l’œil découvrait les erreurs de centimes, dans les comptes. Aujourd’hui, avec leurs allures garçonnières d’artistes, elles tenaient la bourse, rognaient sur les sous, querellaient les fournisseurs, retapaient sans cesse leurs toilettes, arrivaient enfin à rendre décente la gêne croissante de la maison.

— Mange, papa, répétait Lucie.

Puis, remarquant la préoccupation où il retombait, silencieux, assombri, elle fut reprise de peur.

— C’est donc grave, que tu nous fais cette grimace ?… Dis donc, nous restons avec toi, on se passera de nous à ce déjeuner.

Elle parlait d’une partie projetée pour le matin. Madame Hennebeau devait aller, avec sa calèche, chercher d’abord Cécile, chez les Grégoire ; ensuite, elle viendrait les prendre, et l’on irait toutes à Marchiennes, déjeuner aux Forges, où la femme du directeur les avait invitées. C’était une occasion pour visiter les ateliers, les hauts fourneaux et les fours à coke.

— Bien sûr, nous restons, déclara Jeanne à son tour.

Mais il se fâchait.

— En voilà une idée ! Je vous répète que ce n’est rien… Faites-moi le plaisir de vous refourrer dans vos lits, et habillez-vous pour neuf heures, comme c’est convenu.

Il les embrassa, il se hâta de partir. On entendit le bruit de ses bottes qui se perdait sur la terre gelée du jardin.