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GERMINAL.

facile que la réalisation de ce monde nouveau : il avait tout prévu, il en parlait comme d’une machine qu’il monterait en deux heures, et ni le feu ni le sang ne lui coûtaient.

— Notre tour est venu, lança-t-il dans un dernier éclat. C’est à nous d’avoir le pouvoir et la richesse !

Une acclamation roula jusqu’à lui, du fond de la forêt. La lune, maintenant, blanchissait toute la clairière, découpait en arêtes vives la houle des têtes, jusqu’aux lointains confus des taillis, entre les grands troncs grisâtres. Et c’était sous l’air glacial, une furie de visages, des yeux luisants, des bouches ouvertes, tout un rut de peuple, les hommes, les femmes, les enfants, affamés et lâchés au juste pillage de l’antique bien dont on les dépossédait. Ils ne sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient chauffés aux entrailles. Une exaltation religieuse les soulevait de terre, la fièvre d’espoir des premiers chrétiens de l’Église, attendant le règne prochain de la justice. Bien des phrases obscures leur avaient échappé, ils n’entendaient guère ces raisonnements techniques et abstraits ; mais l’obscurité même, l’abstraction élargissait encore le champ des promesses, les enlevait dans un éblouissement. Quel rêve ! être les maîtres, cesser de souffrir, jouir enfin !

— C’est ça, nom de Dieu ! à notre tour !… Mort aux exploiteurs !

Les femmes déliraient, la Maheude sortie de son calme, prise du vertige de la faim, la Levaque hurlante, la vieille Brûlé hors d’elle, agitant des bras de sorcière, et Philomène secouée d’un accès de toux, et la Mouquette si allumée, qu’elle criait des mots tendres à l’orateur. Parmi les hommes, Maheu conquis avait eu un cri de colère, entre Pierron tremblant et Levaque qui parlait trop ; tandis que les blagueurs, Zacharie et Mouquet, essayaient de ricaner, mal à l’aise, étonnés