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LES ROUGON-MACQUART.

par une aigre bise du nord-est. Mais pas un souffle n’entrait, il faisait là une tiédeur de serre, qui développait l’odeur fine d’un ananas, coupé au fond d’une jatte de cristal.

— Si l’on fermait les rideaux ? proposa Négrel, que l’idée de terrifier les Grégoire amusait.

La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut à un ordre et alla tirer un des rideaux. Ce furent, dès lors, des plaisanteries interminables : on ne posa plus un verre ni une fourchette, sans prendre des précautions ; on salua chaque plat, ainsi qu’une épave échappée à un pillage, dans une ville conquise ; et, derrière cette gaîté forcée, il y avait une sourde peur, qui se trahissait par des coups d’œil involontaires jetés vers la route, comme si une bande de meurt-de-faim eût guetté la table du dehors.

Après les œufs brouillés aux truffes, parurent des truites de rivière. La conversation était tombée sur la crise industrielle, qui s’aggravait depuis dix-huit mois.

— C’était fatal, dit Deneulin, la prospérité trop grande des dernières années devait nous amener là… Songez donc aux énormes capitaux immobilisés, aux chemins de fer, aux ports et aux canaux, à tout l’argent enfoui dans les spéculations les plus folles. Rien que chez nous, on a installé des sucreries comme si le département devait donner trois récoltes de betteraves… Et, dame ! aujourd’hui, l’argent s’est fait rare, il faut attendre qu’on rattrape l’intérêt des millions dépensés : de là, un engorgement mortel et la stagnation finale des affaires.

M. Hennebeau combattit cette théorie, mais il convint que les années heureuses avaient gâté l’ouvrier.

— Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards, dans nos fosses, pouvaient se faire jusqu’à six francs par jour, le double de ce qu’ils gagnent à présent ! Et ils