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GERMINAL.

perdre un déjeuner déjà sur le feu ? et quant à visiter la fosse, on pouvait y renoncer ensuite, si cette promenade était vraiment imprudente.

— Du reste, reprit-elle, lorsque la femme de chambre fut sortie, vous savez pourquoi je tiens à recevoir ces braves gens. Ce mariage devrait vous toucher plus que les bêtises de vos ouvriers… Enfin, je le veux, ne me contrariez pas.

Il la regarda, agité d’un léger tremblement, et son visage dur et fermé d’homme de discipline exprima la secrète douleur d’un cœur meurtri. Elle était restée les épaules nues, déjà trop mûre, mais éclatante et désirable encore, avec sa carrure de Cérès dorée par l’automne. Un instant, il dut avoir le désir brutal de la prendre, de rouler sa tête entre les deux seins qu’elle étalait, dans cette pièce tiède, d’un luxe intime de femme sensuelle, et où traînait un parfum irritant de musc ; mais il se recula, depuis dix années le ménage faisait chambre à part.

— C’est bon, dit-il en la quittant. Ne décommandons rien.

M. Hennebeau était né dans les Ardennes. Il avait eu les commencements difficiles d’un garçon pauvre, jeté orphelin sur le pavé de Paris. Après avoir suivi péniblement des cours de l’École des Mines, il était, à vingt-quatre ans, parti pour la Grand’Combe, comme ingénieur du puits Sainte-Barbe. Trois ans plus tard, il devint ingénieur divisionnaire, dans le Pas-de-Calais, aux fosses de Marles ; et ce fut là qu’il se maria, épousant, par un de ces coups de fortune qui sont la règle pour le corps des mines, la fille d’un riche filateur d’Arras. Pendant quinze années, le ménage habita la même petite ville de province, sans qu’un événement rompît la monotonie de son existence, pas même la naissance d’un enfant. Une irritation croissante détachait madame Hennebeau, élevée dans le respect de l’argent, dédaigneuse de ce mari qui gagnait