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que je me confierai, vous le savez bien, car je vous dis tout, sans compter que, cette fois, j’aurai sans doute besoin de votre aide. Attendez tranquillement, vous viendrez dîner un soir avec moi, nous aurons la soirée pour causer à l’aise… Ah ! mon Dieu ! si c’était vrai, si c’était le miracle ! »

Près de trois semaines s’écoulèrent sans que Morange reçût sa confidence. Il la voyait très préoccupée, très fiévreuse, il ne l’interrogeait même pas, vivait lui-même à l’écart la vie solitaire, pour ainsi dire automatique, qui était devenue la sienne. Il venait d’avoir soixante-neuf ans, il y avait trente ans que sa femme Valérie était morte, il y en avait plus de vingt que sa fille Reine était allée la rejoindre, et il vivait toujours, méthodique, d’une exactitude scrupuleuse à son bureau, sous l’écroulement de son existence entière. Aucun homme n’avait tant souffert, traversé de tels drames, subi de tels remords, et il allait et venait toujours de son petit pas correct, il durait indéfiniment dans sa médiocrité comme une chose oubliée, perdue, que la douleur conservait. Pourtant d’inquiétantes cassures intérieures devaient s’être produites. Il tombait aux manies les plus singulières. Tout en s’obstinant à garder l’appartement trop vaste qu’il avait habité jadis avec sa femme et sa fille, il l’occupait absolument seul aujourd’hui, ayant fini par renvoyer sa bonne, allant à ses provisions, faisant sa cuisine, se servant lui-même ; et personne n’était plus entré là depuis dix ans, on soupçonnait un abandon immonde, à ce point que le propriétaire avait vainement parlé de réparations, sans réussir à franchir la porte. D’ailleurs, bien qu’il restât d’une propreté méticuleuse, le vieux comptable, maintenant d’un blanc de neige, avec sa barbe de fleuve, portait une redingote lamentable, dont il devait passer ses soirées à repriser l’usure. Sa folie de sordide avarice devenait telle, qu’il ne se permettait plus la moindre