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nous privant, que nous arriverons à doter Reine, lorsque nous serons devenus riches nous-mêmes.

Morange, très ému, saisit la main de sa femme et la baisa. Elle était au fond sa volonté, à lui faible et bon, qu’elle avait rendu ambitieux comme elle ; et il l’en aimait davantage.

— Vous savez, mon cher Froment, c’est une brave femme que la mienne. Elle a de la tête et du cœur.

Et, pendant que Valérie continuait, faisait tout haut son rêve de fortune, le bel appartement, les réceptions, les deux mois surtout qu’elle passerait à la mer, comme les Beauchêne, Mathieu les regardait et réfléchissait. Ce n’était plus le cas de Moineaud, qui savait bien que jamais il ne serait ministre. Peut-être Morange rêvait-il que sa femme le ferait ministre un jour. Dans une démocratie, tout petit bourgeois peut et veut s’élever, et c’est une ruée, chacun devient féroce, bouscule les autres, pour franchir plus vite un échelon. Cette ascension générale, ce phénomène de la capillarité, n’est possible que dans un pays d’égalité politique et d’inégalité économique, car les droits de chacun à la fortune y sont les mêmes, il n’y a qu’à la conquérir, dans une lutte d’atroce égoïsme, si l’on brûle de mordre aux plaisirs d’en haut, étalés aux yeux de tous, âprement souhaités. Un peuple ne saurait vivre heureux, avec une constitution démocratique, lorsque les mœurs ne sont pas simples et les conditions presque égales. Autrement, c’est l’envahissement des professions libérales, la mise au pillage des fonctions publiques, c’est le travail manuel méprisé, c’est le bien-être et le luxe accrus, devenus nécessaires, c’est la richesse, c’est le pouvoir furieusement pris d’assaut, pour la volupté gloutonne de jouir. Et, comme le disait Valérie, on n’allait pas s’embarrasser d’enfants, on voulait avoir les membres libres, dans une telle guerre, afin de passer plus à l’aise sur le ventre des autres.