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Secrétaire intime, la Marquise, les Maîtres mosaïstes, l’Uscoque, Pauline, Horace, Jeanne, le Péché de monsieur Antoine, etc. J’ai gardé Mauprat, pour indiquer les traits caractéristiques de la seconde manière. Ce roman eut un succès énorme, et il est resté un des plus populaires. Aujourd’hui encore, on l’indique aux personnes qui veulent se faire une idée nette du talent de l’auteur. Le héros du livre, Bernard de Mauprat, fait le récit de sa vie à deux jeunes gens qui sont ses hôtes. Et, à ce propos, je ferai remarquer avec quel soin le romancier tâche de varier son cadre : tantôt, comme dans Jacques, il prend la forme épistolaire, le livre n’est qu’une suite de lettres échangées entre les personnages ; tantôt il adopte le récit autobiographique, ou encore la supercherie littéraire de mémoires retrouvés. On sent que le roman n’est pas pour lui le procès-verbal impersonnel d’un événement quelconque, et qu’il tâche de lui ajouter du charme par un artifice de mise en scène.

Avec Mauprat, nous quittons le grand procès du mariage, nous entrons dans l’imagination pure. Cela, cependant, n’est pas très exact, car le sujet du roman pourrait se résumer ainsi : étant donné un jeune homme dépravé, brutal, grandi en dehors de toute civilisation, le faire dompter par une jeune fille, qui le transformera à la longue en un mari instruit, doux et bon. On voit tout de suite percer la thèse, on devine l’intention plus ou moins consciente de poser la supériorité morale de la femme. D’autre part, on entend, au fond du roman, gronder la Révolution ; on assiste à la dernière lutte de la féodalité contre l’esprit moderne, et certains personnages sont même chargés de représenter les hommes des champs, intelligents et bons, supérieurs en un mot, comme Rousseau les entendait. Mais ce sont là des détails de second plan, l’œuvre reste tout entière dans les amours de Bernard et d’Edmée, des amours traversées par les drames de la passion. C’est pourquoi l’on peut dire que l’imagination règne là en maîtresse.

On connaît cette histoire : Bernard de Mauprat, élevé par ses oncles, dans un petit manoir solitaire et farouche, un repaire de brigands ; sa cousine Edmée, amenée par trahison, livrée à Bernard qui veut la violer et qui finit par la sauver, pendant que la maréchaussée s’empare du château et tue ses oncles ; les premières violences de Bernard recueilli chez son oncle, le père d’Edmée ; la lente éducation de ce sauvage, les efforts d’Edmée, pour le vaincre et le réduire à un amour tendre et respectueux ; la campagne de Bernard en Amérique, à la suite de Lafayette, et au retour le drame, le coup de feu tiré sur Edmée par un Mauprat qui a survécu au massacre du château, l’accusation portée contre Bernard, que l’on condamne à mort et dont l’innocence est seulement proclamée, lors de la revision du procès ; enfin, le mariage et la vie heureuse de ces deux amants qui se sont mérités l’un l’autre, par leurs tendresses et par les victoires remportées sur leurs natures.

La création d’Edmée est une des plus fières et des plus touchantes de George Sand. Edmée est supérieure par son courage, sa dignité, sa volonté ; mais elle reste femme, elle aime, elle a ses heures de frisson et de puérilité ; ce n’est plus une Lélia qui déclame et qui pose pour la mélancolie des grandes âmes incomprises. La scène où elle se trouve pour la première fois enfermée avec Bernard, ivre et fou du désir, reste aujourd’hui encore une excellente page, d’une audace souple et très étudiée ; toute la femme s’est éveillée en elle, le danger qu’elle court, sans faire plier sa fierté, lui donne la force de jouer un rôle ; elle va jusqu’à embrasser Bernard, en lui jurant de n’être jamais à un autre homme. Et, plus tard, l’amour de cette jeune fille pour ce garçon si mal élevé, est raconté avec une adresse extrême, peu à peu, de façon à laisser le lecteur en suspens jusqu’à la dernière page, sans qu’il sache au juste à quoi s’en tenir, tout en devinant que le noble cœur de Bernard, enfoui sous une rude enveloppe, a touché Edmée. Ajoutez que l’amant est ici enveloppé d’une poésie sombre qui le fait préférer aux jeunes gens mieux peignés et parfaitement civilisés. Avec George Sand, on est toujours certain que l’homme de la nature l’emportera sur les hommes de la civilisation. Edmée est donc la femme énergique et romanesque qui adore les bêtes féroces et qui les épouse, après les avoir domptées.

Je dois aussi signaler, dans Mauprat, une création dont le romancier a fait ensuite souvent usage. Je veux parler du bonhomme Patience, une sorte de paysan du Danube, qui vit en solitaire dans une ruine, la tour Gazeau. Il sait à peine lire, mais il n’en a pas moins l’intelligence et la sagesse d’un philosophe. Il représente, j’imagine, la nature, la santé des campagnes, l’homme nouveau poussant aux champs comme un chêne vigoureux. Avec un peu de culture. Patience deviendrait un grand homme. L’auteur s’est surtout appliqué à en tirer un effet pittoresque. Au dénouement, quand Bernard est accusé de tentative de meurtre sur la personne d’Edmée, c’est Patience qui apparaît devant le tribunal, vêtu de haillons, la barbe inculte, la peau brûlée par le soleil, et qui gourmande les juges avec une rudesse d’homme libre. Puis, il apporte les preuves qui font acquitter Bernard. Certes, aucun tribunal ne tolérerait le langage de Patience. On appellerait immédiatement deux gendarmes pour s’emparer de l’insolent. Mais l’effet pittoresque est obtenu, et c’est en somme ce que le romancier a souhaité. Je dois confesser pourtant que j’ai souri, en lisant les cinquante dernières pages de Mauprat. Cela est trop loin de nous, dans des décors de carton, au milieu des poupées idéales du roman d’autrefois.

D’ailleurs, comme on comprend aisément le succès d’une pareille œuvre ! Quel mélange heureux de terreur et de douceur ! Tout y est : le manoir sinistre où des revenants se promènent la nuit, la tour en ruine habitée par un philosophe rustique, la scène de débauche que termine la victoire de l’innocence sur le vice, l’héroïne superbe et tendre, le héros violent et noble. On sent passer dans la forêt le souffle romanesque de Walter Scott. Des clairs de lune blanchissent le perron du château. Un rossignol chante, pendant les longues conversations des amants. Le lecteur entre dans le monde charmant du rêve, des aventures impossibles, des désirs vagues qui tourmentent les cœurs ; et la mode romantique aidait encore à enflammer le public, en face de ce carnaval adorable de la