Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/70

Cette page n’a pas encore été corrigée

avili l’héritage, au point d’en faire la monnaie courante de la sottise.

George Sand est donc le rêve, une peinture de la vie humaine, non pas telle que l’auteur l’a observée, mais telle qu’il voudrait avoir la puissance de la créer. Nous restons là dans l’idéalisme de Rousseau et de Chateaubriand. George Sand continue la Nouvelle Héloïse et achève René. Elle précise simplement la formule du roman que Un transmet le dix-huitième siècle, l’élargit et lui conquiert un momie. Mais c’est tout, elle n’a rien de révolutionnaire, littérairement parlant. Sa méthode, sa phrase sont absolument dans la tradition ; la chaîne ne se rompt pas en passant par ses œuvres. Elle est, en un mot, le développement naturel de ses devanciers. Il faut surtout insister sur sa façon de comprendre le roman et d’en user, car là est la marque caractéristique de son individualité. Certes, il y a un peintre admirable en elle, un observateur très fin par moments, un esprit très délié à saisir le travail sourd et le heurt violent des passions ; seulement, elle n’emploie pas ses facultés sans leur tenir la bride, sans exercer une police sévère. Ainsi, elle ne peint pas tout indifféremment, elle observe plutôt pour guérir que pour constater, elle modère ou précipite les passions selon ses besoins d’écrivain, sans toujours respecter le jeu de la machine humaine. La meilleure comparaison, si l’on veut avoir une idée nette de son tempérament d’écrivain, est encore celle d’un médecin qui, après avoir ausculté son malade, évite de s’étendre sur la maladie, parle uniquement du remède et décrit ensuite avec complaisance la santé heureuse qu’il va rendre à ce corps moribond. George Sand, toute sa vie, a souhaité d’être un guérisseur, un ouvrier du progrès, l’apôtre d’une existence de béatitude. Elle était de nature poétique, ne pouvait marcher longtemps à terre, s’envolait au moindre souffle de l’inspiration. De là, l’étrange humanité qu’elle a rêvée. Elle déformait toutes les réalités qu’elle touchait. Elle a créé un monde imaginaire, meilleur que le nôtre au point de vue de la justice absolue, un monde qu’on doit parcourir les yeux fermés, et qui prend alors le charme et la sympathie attendrie d’une vision évoquée par une bonne âme.

Balzac est le vrai, au contraire. Le médecin n’est plus un guérisseur ; c’est un anatomiste et un philosophe, qui écoute la vie pour en compter avec exactitude les battements. Il travaille sur le corps humain, sans pitié pour ces chairs pantelantes, ces secousses nerveuses des muscles, ce craquement de toute la machine. Il constate et il expose, pareil à un professeur de clinique qui décrit une maladie rare. Plus tard, peut-être, grâce à ses observations précises, trouvera-t-on la guérison ; mais lui reste dans l’analyse pure. On comprend dès lors que cet observateur puissant dit tout ce qu’il a vu et dans quelles conditions il l’a vu ; avec lui, aucune réserve, aucun voile, l’humanité apparaît toute nue, telle qu’elle est ; avec lui, la bête est libre, il ne gêne pas ses mouvements, il ne cherche pas à corriger ses allures, ne lui fait pas subir une éducation avant de nous la présenter. Il marche à terre, il se hausse seulement sur ses gros membres pour embrasser un plus large horizon. En un mot, c’est un scalpel de praticien qu’il a dans la main. et non un ébauchoir d’artiste idéaliste. De là, son monde si réel qu’on se rappelle l’avoir coudoyé sur les trottoirs, cette création vivante, faite de notre chair et de nos os, qui est à coup sûr le prodige intellectuel le plus extraordinaire du siècle.

Balzac et George Sand, voilà les deux faces du problème, les deux éléments qui se disputent l’intelligence de tous nos jeunes écrivains, la voix du naturalisme exact dans ses analyses et ses peintures, la voix de l’idéalisme prêchant et consolant les lecteurs par les mensonges de l’imagination. Il y a près de cinquante ans que l’antagonisme a été posé et que l’expérience dure ; depuis bientôt un demi-siècle, le réel et le rêve se battent, partagent le public en deux camps, sont représentés par deux formidables champions qui ont tâché de s’écraser réciproquement, sous une fécondité formidable. Je dirai en terminant où en est, selon moi, la question, et lequel des deux est en train de vaincre, de Balzac qui est mort en 1852, ou de George Sand qui vient de s’éteindre en 1876.

Mais, avant d’aller plus loin, je veux saluer cette glorieuse époque de 1830, qui a vu chez nous un si large épanouissement littéraire. En 1857, Théophile Gautier écrivait déjà : « Vingt-sept ans nous séparent de 1830, et l’impression d’enchantement subsiste toujours. De la terre d’exil où l’on poursuit le voyage, gagnent la gloire à la sueur de son front, à travers les ronces, les pierres et les chemins hérissés de chausse-trapes, on retourne, avec un long respect, des yeux mélancoliques vers le paradis perdu. » Notre génération, je parle des hommes qui ont aujourd’hui trente-cinq ans, ne peut voir les années mortes qu’en imagination, lorsqu’on lui raconte ces temps d’enthousiasme et de foi, où l’air grisait. Il nous en arrive un bruit de bataille, des vers et des panaches jetés à tous les vents, des folies de héros qui ne savaient comment dépenser le trop plein de leur vie. Nous entendons le vacarme épique d’une grande forge, le soufflet rugissant sur la flamme, les marteaux tombant en cadence, les géants de l’époque forgeant, au milieu d’un roulement de tonnerre, les œuvres de feu et de fer qu’ils nous ont laissées. Sans doute, aujourd’hui que nous sommes sceptiques, il faut faire la part de la mode, du carnaval de ces jours de jeunesse et de gaieté. Des vieillards que j’ai interrogés, ont souri, en me disant pour combien la légende entrait dans la levée glorieuse de 1830. Mais ce qu’on ne peut nier, ce sont les œuvres de Balzac, de George Sand, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset, de Michelet, de Théophile Gautier, de Lamartine, de Stendhal, pour ne citer que ceux-là. Une époque qui a produit de tels hommes, doit rester dans l’histoire comme féconde et puissante entre toutes.

J’ai souvent rêvé, en lisant les biographies de ces écrivains. Pour comprendre ma tristesse, il faut connaître notre époque actuelle et la comparer aux années mortes. Les écrivains du commencement du siècle nous apparaissent dans une sorte de camaraderie héroïque, serrés les uns contre les antres, partant en guerre pour la conquête des libertés littéraires. Ils ont des sabres, ils deviennent les rois du pavé de Paris, ils vont jouer de leurs guitares à Naples ou à Venise. Et nous, à cette heure, nous vivons en