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cette terre les misérables dupes que la faim étrangle. Souffrez, mes amis, mangez votre pain sec, couchez sur la dure, pendant que les heureux de ce monde dorment dans la plume et vivent de friandises. De même, laissez les scélérats tenir le haut du pavé, tandis que vous, les justes, on vous pousse au ruisseau. Et l’on ajoute que, lorsque nous serons tous morts, c’est nous qui aurons les statues. Pour moi, je veux bien, et j’espère même que la revanche de l’Histoire sera plus sérieuse que les délices du paradis. Un peu de justice sur cette terre m’aurait pourtant fait plaisir.

Ce n’est pas que je nous plaigne, je suis convaincu que nous tenons le bon bout, comme on dit. La mensonge a ceci contre lui qu’il ne peut pas durer toujours, tandis que la vérité, qui est une, a l’éternité pour elle. Ainsi, monsieur le Président, votre gouvernement déclare qu’il va faire la paix avec sa loi d’amnistie, et nous croyons, nous autres, qu’il prépare au contraire de nouvelles catastrophes. Un peu de patience, on verra bien qui a raison. Selon moi, je ne cesse de le répéter, l’Affaire ne peut pas finir, tant que la France ne saura pas et ne réparera pas l’injustice. J’ai dit que le quatrième acte avait été joué à Rennes, et qu’il y aurait forcément un cinquième acte. L’angoisse m’en reste au cœur, on oublie toujours que l’Empereur allemand a la vérité en main, et qu’il peut nous la jeter à la face, quand sonnera l’heure qu’il a peut-être choisie. Ce serait l’effroyable cinquième acte, celui que j’ai toujours redouté et dont un gouvernement français ne devrait pas accepter, pendant une heure, l’éventualité terrible.

Ou nous a promis l’Histoire, je vous y renvoie aussi, monsieur le Président. Elle dira ce que vous aurez fait, vous y aurez votre page. Songez à ce pauvre Félix Faure, à ce tanneur déifié, si populaire à ses débuts, qui m’avait touché moi-même par sa bonhomie démocratique : il n’est plus à jamais que l’homme injuste et faible qui a permis le martyre d’un innocent. Et voyez s’il ne vous plairait pas davantage d’être, sur le marbre, l’homme de la vérité et de la justice. Il est peut-être temps encore.

Moi. je ne suis qu’un poète, qu’un conteur solitaire qui fait dans un coin sa besogne, en s’y mettant tout entier. J’ai reconnu qu’un bon citoyen doit se contenter de donner à son pays le travail dont il s’acquitte le moins maladroitement ; et c’est pourquoi je m’enferme dans mes livres. Je retourne donc simplement à eux, puisque la mission que je m’étais donnée est finie. J’ai rempli tout mon rôle, le plus honnêtement que j’ai pu, et je rentre définitivement dans le silence.

Seulement, je dois ajouter que mes oreilles et mes yeux vont rester grands ouverts. Je suis un peu comme sœur Anne, je m’inquiète jour et nuit de ce qui se passe à l’horizon, j’avoue même que j’ai la tenace espérance de voir bientôt beaucoup de vérité, beaucoup de justice, nous arriver des champs lointains où pousse l’avenir.

Et j’attends toujours.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.