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roriser. Mais, tout de même, c’était une leçon intéressante, ces débats qui reprenaient, lorsque l’enquête de la Cour de cassation avait fait la preuve de toutes les accusations portées par moi. Voyez-vous cela ? un homme condamné sur la production d’un faux, et qui revient devant ses juges, lorsque le faux est reconnu, avoué ! un homme qui en a accusé d’autres, sur des faits dont une enquête de la Cour suprême a désormais prouvé l’absolue vérité ! J’aurais passé là quelques heures agréables, car un acquittement m’aurait fait plaisir ; et, s’il y avait eu condamnation encore, la bêtise lâche ou la passion aveugle ont une beauté spéciale qui m’a toujours intéressé.

Mais il faut préciser un peu, monsieur le Président. Je ne vous écris que pour terminer toute cette affaire, et il est bon que je reprenne devant vous les accusations que j’ai portées devant M. Félix Faure, pour bien établir définitivement qu’elles étaient justes, modérées, insuffisantes même, et que la loi de votre gouvernement n’amnistie en moi qu’un innocent.

J’ai accusé le lieutenant-colonel du Paty de Clam « d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables ». — N’est-ce pas ? c’est discret et courtois, pour qui a lu le rapport du terrible capitaine Cuignet, qui, lui, va jusqu’à l’accusation de faux.

J’ai accusé le général Mercier « de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle ». — Ici, je fais amende honorable, je retire la faiblesse d’esprit. Mais, si le général Mercier n’a pas l’excuse d’une intelligence affaiblie, sa responsabilité est donc totale dans les actes à son compte que l’enquête de la Cour de cassation a établis, et que le Code qualifie de criminels.

J’ai accusé le général Billot « d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l’État-Major compromis ». — Tous les documents connus aujourd’hui établissent que le général Billot a été forcément au courant des manœuvres criminelles de ses subordonnés ; et j’ajoute que c’est sur son ordre que le dossier secret de mon père a été livré à un journal immonde.

J’ai accusé le général de Boisdeffre et le général Gonse « de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable ». — Le général de Boisdeffre s’est jugé lui-même, le lendemain de la découverte du faux Henry, en donnant sa démission, en disparaissant de la scène du monde, chute tragique d’un homme élevé aux plus hauts grades, aux plus hautes fonctions, et qui tombe au néant. Et, quant au général Gonse, il est un de ceux que l’amnistie sauve des plus lourdes responsabilités, nettement établies.

J’ai accusé le général de Pellieux et le commandant Ravary « d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace ». — Qu’on relise l’enquête de la Cour de cassation, et l’on y verra la collusion établie, prouvée, par les documents, par les témoignages les plus accablants. L’instruction de l’affaire Esterhazy ne fut qu’une impudente comédie judiciaire

J’ai accusé les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard « d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement ». — Je disais ceci devant l’extraordinaire affirmation de ces trois experts, qui prétendaient que le bordereau n’était pas de l’écriture d’Esterhazy, erreur que, selon moi, un enfant de dix ans n’aurait pas commise. On sait qu’Esterhazy lui-même reconnaît maintenant avoir écrit le bordereau. Et le président Ballot-Beaupré, dans son rapport, a déclaré solennellement que, pour lui, il n’y avait pas de doute possible.

J’ai accusé les bureaux de la guerre « d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans l’Éclair et dans l’Écho de Paris, une campagne abominable pour égarer l’opinion publique et pour couvrir leurs fautes ». — Je n’insiste pas, je pense que la preuve est faite par tout ce qu’on a su depuis et par tout ce que les coupables ont dû confesser eux-mêmes.

Enfin, j’ai accusé le premier conseil de guerre « d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète », et j’ai accusé le second conseil de guerre « d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable ». — Pour le premier conseil de guerre, la production de la pièce secrète a été nettement établie par l’enquête de la Cour de cassation, et même au procès de Rennes. Pour le second conseil de guerre, l’enquête est également là, prouvant la collusion, la continuelle intervention du général de Pellieux, l’évidente pression sous laquelle l’acquittement a été obtenu, selon le désir des chefs.

Vous le voyez, monsieur le Président, il n’est pas une de mes accusations que les fautes et les crimes découverts n’aient justifiée, et je répète que ces accusations semblent bien pâles, bien modestes aujourd’hui, devant l’effroyable amas des abominations commises. J’avoue que je n’aurais point osé en soupçonner moi-même un pareil entassement. Alors, je vous le demande, quel est le tribunal honnête, ou simplement raisonnable, qui se couvrirait d’opprobre en me condamnant encore, maintenant que la preuve de tout ce que j’ai avancé est faite au grand jour ? Et ne trouvez-vous pas que la loi de votre gouvernement qui m’amnistie, moi innocent, dans le tas des coupables que j’ai dénoncés, est vraiment une loi scélérate ?

C’est donc fini, monsieur le Président, du moins pour le moment, pour cette première période de l’Affaire que l’amnistie vient forcément de clore.

On nous a bien promis, en dédommagement, la justice de l’Histoire. C’est un peu comme le paradis catholique, qui sert à faire patienter sur