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garde des sceaux à conseiller au président des assises, à Versailles, de ne pas arrêter en chemin ma commission rogatoire, lorsque je lui demanderais de faire interroger M. de Schwartzkoppen. Et l’affaire Dreyfus finirait, la France serait sauvée de la plus redoutable des catastrophes.

Votez donc la loi d’amnistie, messieurs les Sénateurs, achevez l’étranglement, dites avec le président Delegorgue que la question ne sera pas posée, serrez la vis à Labori avec le premier président Périvier ; et, si la France un jour est déshonorée devant le monde entier, ce sera votre faute.

Je n’ai pas, messieurs les Sénateurs, la naïveté de croire que cette lettre vous ébranlera, même un instant, dans le parti formel où je vous soupçonne de voter la loi d’amnistie. Votre vote est facile à prévoir, car il sera fait de votre longue faiblesse et de votre longue impuissance. Vous vous imaginez que vous ne pouvez pas faire autrement, parce que vous n’avez pas le courage de faire autrement.

J’écris simplement cette lettre pour le grand honneur de l’avoir écrite. Je fais mon devoir, et je doute que vous fassiez le vôtre. La loi de dessaisissement a été un crime juridique, la loi d’amnistie va être une trahison civique, l’abandon de la République aux mains de ses pires ennemis.

Votez-la, vous en serez punis avant peu, et elle sera plus tard votre honte.

LETTRE À M. LOUBET

PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

Ces pages ont paru dans l’Aurore, le 22 décembre 1900.

Encore sept mois, entre l’article précédent et celui-ci. L’Exposition universelle avait fermé ses portes le 12 novembre, et il fallait en finir, achever d’étrangler la vérité et la justice. C’est ce qu’on a fait. Mon procès de Versailles ne viendra plus, on m’a privé du droit absolu que j’avais d’en appeler d’une condamnation par défaut. Brutalement, on a supprimé la vérité que j’aurais pu faire, la justice que je me serais fait rendre. De même, voilà les trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, qui galopent, avec les trente mille francs dans leurs poches ; et il faudra tout recommencer devant la justice civile. Je constate simplement, je ne me plains pas, car mon œuvre est quand même faite. — Pour mémoire, j’ajoute qu’aujourd’hui encore, en février 1901, je suis suspendu de mon grade d’officier, dans l’ordre de la Légion d’honneur.

Monsieur le Président,

Il y aura bientôt trois ans, le 13 janvier 1898, j’adressai à votre prédécesseur, M. Félix Faure, une Lettre, dont il ne tint pas compte, malheureusement pour son bon renom. Maintenant qu’il est couché dans la mort, sa mémoire reste obscurcie par l’iniquité monstrueuse que je lui dénonçais, et dont il s’est rendu le complice, en employant à couvrir les coupables toute la puissance que lui donnait sa haute magistrature.

Et vous voici à sa place, et voici que l’Affaire abominable, après avoir sali tous les gouvernements complices ou lâches qui se sont succédé, s’achève pour une heure dans un suprême déni de justice, cette amnistie que viennent de voter les Chambres, sous le couteau, et qui portera dans l’Histoire le nom d’amnistie scélérate. Après les autres, votre gouvernement culbute à la faute commune, en acceptant la plus lourde des responsabilités. Et, soyez-en certain, c’est une page de votre vie qu’on est en train de salir, c’est votre magistrature qui court le risque de rejoindre la précédente, souillée elle aussi de la tache ineffaçable.

Permettez-moi donc, monsieur le Président, de vous dire toute mon angoisse. Au lendemain de l’amnistie, je conclurai par cette Lettre, puisqu’une première Lettre de moi a été une des causes de cette amnistie. On ne me reprochera pourtant pas d’être bavard. Le 18 juillet 1898, je partais pour l’Angleterre, d’où je ne suis revenu que le 5 juin 1899 ; et, pendant ces onze mois, je me suis tu. Je n’ai parlé de nouveau qu’après le procès de Rennes, en septembre 1899. Puis, je suis retombé dans le plus complet silence, je ne l’ai rompu qu’une fois, en mai dernier, pour protester contre l’amnistie devant le Sénat. Voici plus de dix-huit mois que j’attends la justice, assigné tous les trois mois et renvoyé tous les trois mois à la session prochaine. Et j’ai trouvé cela lamentable et comique. Aujourd’hui, au lieu de la justice, c’est cette amnistie scélérate et outrageante qui vient. J’estime donc que le bon citoyen que j’ai été, le silencieux qui n’a pas voulu être un embarras ni un sujet de trouble, dans la grande patience qu’il a mise à compter sur la justice si lente, a aujourd’hui le droit, le devoir de parler.

Je le répète, je dois conclure. Une première période de l’Affaire se termine en ce moment, ce que j’appellerai tout le crime. Et il faut bien que je dise où nous en sommes, quelle a été notre œuvre et quelle est notre certitude pour demain, avant de rentrer de nouveau dans le silence.

Je n’ai pas besoin de remonter aux premières abominations de l’Affaire, il me suffit de la reprendre au lendemain de l’effroyable arrêt de Rennes, cette provocation d’iniquité insolente dont le monde entier a frémi. Et c’est ici, monsieur le Président, que commence la faute de votre