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finisse par l’unique dénouement qui puisse rendre la force et le calme au pays, c’est que les coupables soient frappés, non pour nous réjouir de leur châtiment, mais pour que le peuple sache enfin et que la justice fasse l’apaisement, le seul véritable et solide. Nous croyons que le salut de la France est dans la victoire des forces de demain contre les forces d’hier, des hommes de vérité contre les hommes d’autorité. Et c’est pourquoi nous ne pouvons admettre que l’affaire Dreyfus n’ait pas comme conclusion la justice pour tous et qu’on n’en tire pas les leçons qui aideraient à fonder demain définitivement la République, si on réalisait toutes les réformes dont elles ont montré la nécessité impérieuse.

Encore un coup, ce n’est pas nous qui recommençons l’affaire Dreyfus, qui l’utilisons pour nos besoins électoraux, qui en rebattons les oreilles de la foule afin de l’étourdir. Nous ne réclamons que nos juges naturels, nous mettons dans la justice pour tous l’espoir qu’elle fera promptement la vérité et qu’elle pacifiera ainsi la nation. On dit que l’Affaire a fait beaucoup de mal à la France, c’est un lieu commun que des ministres eux-mêmes emploient, quand ils veulent enlever des votes. À quelle France l’Affaire a-t-elle fait tant de mal ? Si c’est à la France d’hier, tant mieux ! Et il est certain, en effet, que toutes les vieilles institutions en sont disloquées, qu’elle a fait apparaître l’irrémédiable pourriture du vieil édifice social, si bien qu’il ne reste guère qu’à le jeter bas. Mais pourquoi m’affligerais-je de ce mal qu’elle a fait au passé, si elle a servi l’avenir, si elle a travaillé à la propreté, à la santé de la France de demain ? Jamais fièvre n’aura plus nettement fait monter à la peau la maladie qu’il faut guérir. Et ce n’est pas l’affaire Dreyfus que nous voulons reprendre, nous ne voulons plus que soigner et guérir la maladie dont elle a servi à nous montrer la virulence.

Mais il est encore un but plus grave, une pressante nécessité qui me hante. L’amnistie qui enterre, l’amnistie qui prétend tout finir dans le mensonge et l’équivoque, a pour terrible conséquence de nous laisser à la merci d’une divulgation publique de l’Allemagne. J’ai déjà fait plusieurs fois allusion à cette effroyable situation, qui devrait angoisser les véritables patriotes, troubler leurs nuits, leur faire exiger la liquidation complète et définitive de l’affaire Dreyfus, comme une mesure de salut public, dont l’honneur et la vie même de la France dépendent. Et, puisque aujourd’hui il faut enfin parler haut et clair, je parlerai.

Personne n’ignore que les nombreux documents fournis par Esterhazy à l’attaché militaire allemand, M. de Schwartzkoppen, sont au ministère de la guerre, à Berlin. Il y a là des pièces de toutes sortes, des notes, des lettres, entre autres, dit-on, toute une série de lettres dans lesquelles Esterhazy juge ses chefs, donne des détails sur leur vie privée, peu édifiants. D’autres bordereaux s’y trouvent, je veux dire d’autres énumérations de documents offerts et livrés, dont le moindre prouve sans discussion possible l’innocence de Dreyfus et la culpabilité de l’homme que deux de nos conseils de guerre ont innocenté, malgré l’évidence éclatante de son crime. Eh bien ! j’admets qu’une guerre éclate demain entre la France et l’Allemagne, et nous voilà sous l’épouvantable menace : avant même qu’on ait tiré un coup de fusil, avant qu’une bataille soit livrée, l’Allemagne publie en une brochure le dossier Esterhazy ; et je dis que la bataille est perdue, que nous sommes battus devant le monde entier, sans même avoir pu nous défendre. Notre armée est atteinte dans le respect et dans la foi qu’elle doit à ses chefs, trois de nos conseils de guerre sont convaincus d’iniquité et de cruauté, toute la monstrueuse aventure crie notre déchéance sous le soleil, et la patrie croule, nous ne sommes plus qu’une nation de menteurs et de faussaires.

J’en ai eu souvent le mortel frisson. Comment un gouvernement qui sait peut-il accepter une minute de vivre sous une menace pareille ? Comment peut-il parler de faire le silence, de rester dans le péril où nous sommes, sous le prétexte que le pays veut être apaisé ? Cela passe l’entendement, et je dis même que c’est trahir la patrie que de ne pas immédiatement faire la lumière par tous les moyens possibles, sans attendre que cette lumière vienne de l’étranger, dans quelque coup de foudre. Le jour où l’innocent sera réhabilité, le jour où les vrais coupables seront frappés, ce jour-là seulement on aura brisé dans la main de l’Allemagne l’arme qu’elle a contre nous, car la France, d’elle-même, aura reconnu et réparé son erreur.

Et l’amnistie vient fermer ainsi une des dernières portes ouvertes à la vérité. Je n’ai cessé de le répéter, on n’a pas voulu entendre le seul témoin qui, d’un mot, peut faire la lumière, M. de Schwartzkoppen. Devant la cour d’assises de Versailles, ce serait mon témoin, celui dont je demanderais l’audition par commission rogatoire, celui qui ne pourrait se refuser à dire enfin la vérité entière et à l’appuyer sur les documents qu’il a eus entre les mains. La solution souveraine est là, elle n’est pas ailleurs. Elle viendra de là tôt ou tard, et c’est folie à nous de ne pas la provoquer, pour en avoir l’honneur, au lieu d’attendre qu’on nous la jette à la face, en quelque circonstance tragique.

Ma stupeur a été grande, le jour où je me suis présenté devant votre Commission, lorsque le président m’a demandé, de la part du président du conseil des ministres, si j’étais en possession d’un fait nouveau, pour le produire à Versailles. Cela voulait dire que, si je n’avais pas la vérité dans ma poche, comme j’y ai mon mouchoir, je n’avais qu’à me laisser amnistier, sans tant de protestations. Une telle question m’a étonné, de la part du président du conseil, qui sait très bien qu’on ne porte pas ainsi la vérité sur soi, et que les procès sont précisément faits pour la faire jaillir des interrogatoires, des témoignages et des plaidoiries. Mais, surtout, l’ironie d’une telle demande, adressée à moi, devenait extraordinaire, lorsqu’on se souvenait de tout ce qui a été fait pour me fermer la bouche, pour m’empêcher d’établir cette vérité dont on se préoccupait maintenant de constater la présence dans ma poche. J’ai répondu au président de votre Commission que j’étais en possession du fait nouveau, que si je n’avais pas la vérité sur moi, je savais parfaitement où la trouver, et que je priais simplement le président du conseil d’inviter le