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est très vrai que le tas des abominations a grossi si démesurément, qu’il faudrait à cette heure un beau courage pour liquider l’Affaire, selon la justice, au mieux des intérêts de la France. Personne n’a ce courage, tous frissonnent à l’idée de s’exposer au flot d’injures des antisémites et des nationalistes, tous ménagent la folie où le poison a jeté certaines majorités d’électeurs, de sorte que vous voilà acculés à une lâcheté encore, à une faute suprême qui achèvera de livrer le pays à la réaction, de plus en plus triomphante et audacieuse.

Pourtant, n’avez-vous pas conscience que c’est une singulière opération que d’enterrer les questions gênantes, avec l’idée enfantine qu’on les supprime ? Voici trois ans que j’entends répéter par les hommes politiques qu’il n’y a pas ou qu’il n’y a plus d’affaire Dreyfus, lorsqu’ils ont un intérêt à le croire. Et l’affaire Dreyfus n’en suit pas moins son développement logique, car il est certain qu’elle finira seulement lorsqu’elle sera finie. Aucune puissance humaine ne peut arrêter la vérité en marche. Aujourd’hui que souffle une nouvelle panique, vous voilà terrifiés, bien résolus de nouveau à décréter qu’il n’y a plus d’affaire Dreyfus, que jamais plus il n’y en aura. Vous espérez, en creusant davantage le trou dans lequel vous l’enfouissez, et en jetant la loi d’amnistie par-dessus, que désormais elle ne ressuscitera pas. Vains efforts, elle reviendra comme un spectre, comme une âme en peine, tant que justice ne sera pas faite. Il n’est de repos, pour un peuple, que dans la vérité et l’équité.

Et le pis est que vous êtes peut-être de bonne foi, lorsque vous vous imaginez que, grâce à cet étranglement de toute justice, vous allez faire de l’apaisement. C’est pour l’apaisement tant désiré que vous sacrifiez, sur l’autel de la patrie, vos consciences de législateurs honnêtes. Ah ! pauvres naïfs, ou simples égoïstes maladroits, qui vont une fois de plus se déshonorer en pure perte ! Il est beau, l’apaisement, depuis qu’on livre, membre à membre, la République à ses ennemis, pour obtenir leur silence. Ils crient plus fort, ils redoublent d’injures, à chaque satisfaction qu’on leur donne. Cette loi d’amnistie que vous faites pour eux, pour sauver leurs chefs du bagne, ils hurlent que c’est nous qui vous l’arrachons. Vous êtes des traîtres, les ministres sont des traîtres, le Président de la République est un traître. Et, lorsque vous aurez voté la loi, vous aurez fait œuvre de traîtres, pour sauver des traîtres. Ce sera l’apaisement, je vous attends à ce lendemain de l’amnistie, sous le flot de boue dont on vous couvrira, aux applaudissements des cannibales qui danseront la danse du massacre.

Ne voyez-vous pas, n’entendez-vous pas ? Depuis qu’il est convenu qu’on se taira, qu’on ne parlera plus de l’Affaire pendant la trêve de l’Exposition, qui donc en parle toujours ? Qui a violenté Paris, aux dernières élections municipales, en reprenant la campagne de mensonges et d’outrages ? Qui mêle de nouveau l’armée à ces hontes, qui continue à colporter des dossiers secrets, pour tenter de renverser le ministère ? L’affaire Dreyfus est devenue le spectre rouge des nationalistes et des antisémites. Ils ne peuvent régner sans elle, ils ont un continuel besoin d’elle pour dominer le pays par la terreur. Comme autrefois les ministres de l’Empire obtenaient tout du Corps législatif en agitant le spectre rouge, ils n’ont qu’à brandir l’Affaire, pour hébéter les pauvres gens dont ils ont détraqué la cervelle. Et, encore une fois, voilà l’apaisement : votre amnistie ne sera qu’une arme nouvelle aux mains de la faction qui a exploité l’Affaire pour que la France républicaine en crevât, et qui continuera à l’exploiter d’autant plus que votre amnistie va donner force de loi à l’équivoque, sans que la nation puisse désormais savoir de quel côté étaient la vérité et la justice.

Dans ce grave péril, il n’y avait qu’une chose à faire, accepter la lutte contre toutes les forces du passé coalisées, refaire l’administration, refaire la magistrature, refaire le haut commandement, puisque tout cela apparaissait dans sa pourriture cléricale. Éclairer le pays par des actes, dire toute la vérité, rendre toute la justice. Profiter de la prodigieuse leçon de choses qui se déroulait, pour faire avancer le peuple, en trois ans, du pas gigantesque qu’il mettra cent ans peut-être à franchir. Accepter du moins la bataille, au nom de l’avenir, et en tirer pour notre grandeur future toute la victoire possible. Aujourd’hui encore, bien que tant de lâchetés aient rendu la besogne presque impossible, il n’y a toujours qu’une chose à faire, revenir à la vérité, revenir à la justice, dans la certitude qu’en dehors d’elles il n’y a pour un pays que déchéance et que mort prochaine.

Mon cher et grand Labori, qu’on a réduit au silence, en une de ces heures lâches dont j’ai parlé, a eu cependant l’occasion de le dire avec son éloquence superbe, dans une circonstance récente. Puisque le gouvernement, puisque les hommes politiques n’ont cessé d’intervenir dans l’Affaire, de la soustraire aux tribunaux qui, seuls, devaient la résoudre, ce sont les hommes politiques, c’est vous, messieurs les Sénateurs, qui avez charge de la finir, pour la plus grande paix et le plus grand bien de la nation. Et je vous répète que, si vous comptez que votre misérable loi d’amnistie atteindra ce résultat, vous aggravez vos fautes anciennes d’une faute dernière, d’une erreur qui peut être mortelle et qui pèsera lourdement sur vos mémoires.

Un de mes étonnements, messieurs les Sénateurs, est qu’on nous accuse de vouloir recommencer l’affaire Dreyfus. Je ne comprends pas. Il y a eu une affaire Dreyfus, un innocent torturé par des bourreaux qui savaient son innocence, et cette affaire-là, grâce à nous, est finie, relativement à la victime elle-même, que les bourreaux ont dû rendre à sa famille. Le monde entier sait aujourd’hui la vérité, nos pires adversaires ne l’ignorent pas, la confessent, les portes closes. La réhabilitation ne sera guère qu’une formule juridique, lorsque l’heure viendra, de sorte que Dreyfus n’a plus même besoin de nous, puisqu’il est libre et qu’il a autour de lui, pour l’aider, l’admirable et vaillante famille qui n’a jamais douté de son honneur et de sa délivrance.

Alors, pourquoi recommencerions-nous l’affaire Dreyfus ? Outre que cela n’aurait aucun sens, cela serait sans profit pour personne. Ce que nous voulons, c’est que l’affaire Dreyfus