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d’abord autre chose. Et voilà que, bientôt, à mesure que la monstrueuse aventure se déroulait, que les responsabilités remontaient plus haut, gagnaient les chefs militaires, les fonctionnaires, les hommes au pouvoir, la question s’est emparée du corps politique tout entier, transformant la cause célèbre en une crise terrible et générale, où le sort de la France elle-même semblait devoir se décider. C’est ainsi que, peu à peu, deux partis se sont trouvés aux prises : d’un côté, toute la réaction, tous les adversaires de la véritable République que nous devrions avoir, tous les esprits qui, sans qu’ils le sachent peut-être, sont pour l’autorité sous ses diverses formes, religieuse, militaire, politique ; de l’autre, toute la libre action vers l’avenir, tous les cerveaux libérés par la science, tous ceux qui vont à la vérité, à la justice, qui croient au progrès continu, dont les conquêtes finiront par réaliser un jour le plus de bonheur possible. Et, dès lors, la bataille a été sans merci.

De judiciaire qu’elle était, qu’elle aurait dû rester, l’affaire Dreyfus est devenue politique. Tout le venin est là. Elle a été l’occasion qui a fait monter brusquement à la surface l’obscur travail d’empoisonnement et de décomposition dont les adversaires de la République minaient le régime depuis trente ans. Il apparaît aujourd’hui à tous les yeux que la France, la dernière des grandes nations catholiques restée debout et puissante, a été choisie par le catholicisme, je dirai mieux par le papisme, pour restaurer le pouvoir défaillant de Rome ; et c’est ainsi qu’un envahissement sourd s’est fait, que les jésuites, sans parler des autres instruments religieux, se sont emparés de la jeunesse, avec une adresse incomparable ; si bien qu’un beau matin, la France de Voltaire, la France qui n’est pourtant pas encore retournée avec les curés, s’est réveillée cléricale, aux mains d’une administration, d’une magistrature, d’une haute armée qui prend son mot d’ordre à Rome. Les apparences illusoires sont tombées d’un seul coup, on s’est aperçu que nous n’avions de la République que l’étiquette, on a senti que nous marchions sur un terrain miné de toutes parts, où cent années de conquêtes démocratiques allaient s’effondrer.

La France était sur le point d’appartenir à la réaction, voilà le cri, voilà la terreur. Cela explique toute la déchéance morale où la lâcheté des Chambres et du gouvernement nous laisse glisser peu à peu. Dès qu’une Chambre, dès qu’un gouvernement redoute d’agir, dans la crainte de n’être plus avec les maîtres de demain, la chute est prompte et fatale. Imaginez-vous les hommes au pouvoir s’apercevant qu’ils n’ont plus dans la main aucun des rouages nécessaires, ni des fonctionnaires obéissants, ni des militaires scrupuleux de la discipline, ni des magistrats intègres. Comment poursuivre le général Mercier, menteur et faussaire, quand tous les généraux se solidarisent avec lui ? Comment déférer les vrais coupables aux tribunaux, lorsqu’on sait qu’il y a des magistrats pour les absoudre ? Comment gouverner enfin avec honnêteté, lorsque pas un fonctionnaire n’exécutera honnêtement les ordres ? Il faudrait au pouvoir, dans de telles circonstances, un héros, un grand homme d’État, résolu à sauver son pays, même par l’action révolutionnaire. Et, comme de tels hommes manquent pour l’instant, nous avons vu la débandade de nos ministres, impuissants et maladroits, quand ils n’étaient pas complices et canailles, culbutés les uns sur les autres, sous les coups des Chambres affolées, en proie aux factions, tombées à l’ignominie de l’égoïsme étroit et des questions personnelles.

Mais ce n’est pas tout, le plus grave et le plus douloureux est qu’on a laissé empoisonner le pays par une presse immonde, qui l’a gorgé avec impudence de mensonges, de calomnies, d’ordures et d’outrages, jusqu’à le rendre fou. L’antisémitisme n’a été que l’exploitation grossière de haines ancestrales, pour réveiller les passions religieuses chez un peuple d’incroyants qui n’allaient plus à l’église. Le nationalisme n’a été que l’exploitation tout aussi grossière du noble amour de la patrie, tactique d’abominable politique qui mènera droit le pays à la guerre civile, le jour où l’on aura convaincu une moitié des Français que l’autre moitié les trahit et les vend à l’étranger, du moment qu’elle pense autrement. Et c’est ainsi que des majorités ont pu se faire, qui ont professé que le vrai était le faux, que le juste était l’injuste, qui même n’ont rien voulu entendre, condamnant un homme parce qu’il était juif, poursuivant de cris de mort les prétendus traîtres dont l’unique passion était de sauver l’honneur de la France, dans le désastre de la raison nationale.

Dès ce moment, dès qu’on a pu croire que le pays lui-même passait à la réaction, dans son coup de folie morbide, c’en a été fait du peu de bravoure des Chambres et du gouvernement. Se mettre contre les majorités possibles, y pense-t-on ? Le suffrage universel, qui paraît si juste, si logique, a cette tare affreuse que tout élu du peuple n’est plus que le candidat de demain, esclave du peuple, dans son âpre besoin d’être réélu ; de sorte que, lorsque le peuple devient fou, en une de ces crises dont nous avons un exemple, l’élu est à la merci de ce fou, il dit comme lui, s’il n’a pas le cœur de penser et d’agir en homme libre. Et voilà donc à quel douloureux spectacle nous assistons depuis trois ans : un Parlement qui ne sait comment user de son mandat, dans la crainte de le perdre, un gouvernement qui, après avoir laissé tomber la France aux mains des réacteurs, des empoisonneurs publics, tremble à chaque heure d’être renversé, fait les pires concessions aux ennemis du régime qu’il représente, pour en être simplement le maître quelques jours de plus.

N’est-ce pas ces raisons, messieurs les Sénateurs, qui vont vous décider à cette concession nouvelle d’une amnistie dont le résultat sera de soustraire au châtiment les hauts coupables, que pas un ministère n’a osé poursuivre ? Vous pensez vous sauver vous-mêmes, en disant qu’il faut bien sauver le gouvernement de l’embarras mortel où il s’est enlisé par ses continuelles faiblesses. Si un homme d’État, énergique, simplement honnête, avait mis la main au collet du général Mercier, dès son premier crime, tout serait depuis longtemps rentré dans l’ordre. Mais, à chaque recul nouveau de la justice, l’audace des criminels a naturellement grandi ; et il