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humain inclassé encore. Une défense qu’on tente d’abord d’assassiner, puis qu’on fait asseoir chaque fois qu’elle devient gênante, à laquelle on refuse de laisser apporter la preuve décisive, lorsqu’elle réclame les seuls témoins qui savent.

Et, pendant un mois, l’abomination a duré devant l’innocent, ce pitoyable Dreyfus, dont la pauvre loque humaine ferait pleurerles pierres, et ses anciens camarades sont venus lui donner un coup de pied encore, et ses anciens chefs sont venus l’écraser de leurs grades, pour se sauver eux-mêmes du bagne, et il n’y a pas eu un cri de pitié, un frisson de générosité, dans ces vilaines âmes. Et c’est notre douce France qui a donné ce spectacle au monde.

Quand on aura publié le compte rendu in extenso du procès de Rennes, il n’existera pas un monument plus exécrable de l’infamie humaine. Cela dépasse tout, jamais document plus scélérat n’aura encore été fourni à l’histoire. L’ignorance, la sottise, la folie, la cruauté, le mensonge le crime, s’y étalent avec une impudence telle, que les générations de demain en frémiront de honte. Il y a là dedans des aveux de notre bassesse dont l’humanité entière rougira. Et c’est bien cela qui fait mon épouvante, car pour qu’un tel procès ait pu se produire dans une nation, pour qu’une nation livre au monde civilisé une telle consultation sur son état moral et intellectuel, il faut qu’elle traverse une horrible crise. Est-ce donc la mort prochaine ? et quel bain de bonté, de pureté, d’équité nous sauvera de la boue empoisonnée où nous agonisons ?

Comme je l’écrivais dans ma Lettre au Président de la République, après le scandaleux acquittement d’Esterhazy, il est impossible qu’un conseil de guerre défasse ce qu’a fait un conseil de guerre. Cela est contraire à la discipline. Et l’arrêt du conseil de guerre de Rennes, dans son embarras jésuitique, cet arrêt qui n’a pas le courage de dire oui ou non, est la preuve éclatante que la justice militaire est impuissante à être juste, puisqu’elle n’est pas libre, puisqu’elle se refuse à l’évidence, jusqu’à condamner de nouveau un innocent, plutôt que de mettre en doute son infaillibilité. Elle n’apparaît plus que comme une arme d’exécution, dans la main des chefs. Désormais, elle ne saurait être qu’une justice expéditive, en temps de guerre. Elle doit disparaître en temps de paix, du moment qu’elle est incapable d’équité, de simple logique et de bon sens. Elle-même s’est condamnée.

Songe-t-on à cette situation atroce qui nous est faite, parmi les nations civilisées ? Un premier conseil de guerre, trompé dans son ignorance des lois, dans sa maladresse à juger, condamne un innocent. Un second conseil de guerre, qui a pu être trompé encore par le plus impudent complot de mensonges et de fraudes, acquitte un coupable. Un troisième conseil de guerre, quand la lumière est faite, quand la plus haute magistrature du pays veut lui laisser la gloire de réparer l’erreur, ose nier le plein jour et de nouveau condamne l’innocent. C’est l’irréparable, le crime suprême a été commis. On n’avait condamné Jésus qu’une fois. Mais que tout croule, que la France soit en proie aux factions, que la patrie en feu s’abîme dans les décombres, que l’armée elle-même y laisse son honneur, plutôt que de confesser que des camarades se sont trompés et que des chefs ont pu être des menteurs et des faussaires ! L’idée sera crucifiée, le sabre doit rester roi.

Et nous voilà, devant l’Europe, devant le monde, dans cette belle situation. Le monde entier est convaincu de l’innocence de Dreyfus. Si un doute était resté chez quelque peuple lointain, l’éclat aveuglant du procès de Rennes aurait achevé d’y porter la lumière. Toutes les cours des grandes puissances nos voisines sont renseignées, connaissent les documents, ont la preuve de l’indignité de trois ou quatre de nos généraux et de la paralysie honteuse de notre justice militaire. Notre Sedan moral est perdu, cent fois plus désastreux que l’autre, celui où il n’y a eu que du sang versé. Et, je le répète, ce qui m’épouvante, c’est que cette défaite de notre honneur semble irréparable, car comment casser les jugements de trois conseils de guerre, où trouverons-nous l’héroïsme de confesser la faute, pour marcher encore le front haut ? Où est le gouvernement de courage et de salut public, où sont les Chambres qui comprendront, qui agiront, avant l’inévitable effondrement final ?

Le pis est que nous voici arrivés à une échéance de gloire. La France a voulu fêter son siècle de travail, de science, de luttes pour la liberté, pour la vérité et la justice. Il n’y a pas eu de siècle d’un effort plus superbe, on le verra plus tard. Et la France a donné rendez-vous chez elle à tous les peuples pour glorifier sa victoire, la liberté conquise, la vérité et la justice promises à la terre. Alors, dans quelques mois, les peuples vont venir, et ce qu’ils trouveront, ce sera l’innocent condamné deux fois, la vérité souffletée, la justice assassinée. Nous sommes tombés dans leur mépris, et ils viendront godailler chez nous, ils boiront nos vins, ils embrasseront nos servantes, comme on fait dans l’auberge louche où l’on consent à s’encanailler. Est-ce possible cela, est-ce que nous allons accepter que notre Exposition soit le mauvais lieu méprisé où le monde entier voudra bien faire la fête ? Non, non ! il nous faut tout de suite le cinquième acte de la monstrueuse tragédie, dussions-nous y laisser encore de notre chair. Il nous faut notre honneur, avant que nous saluions les peuples, dans une France guérie et régénérée.

Ce cinquième acte, il me hante, et je reviens toujours à lui, je le cherche, je l’imagine. A-t-on remarqué que cette affaire Dreyfus, ce drame géant qui remue l’univers, semble mis en scène par quelque dramaturge sublime, désireux d’en faire un chef-d’œuvre incomparable ? Je ne rappelle pas les extraordinaires péripéties qui ont bouleversé toutes les âmes. À chaque acte nouveau, la passion a grandi, l’horreur a éclaté plus intense. Dans cette œuvre vivante, c’est le destin qui a du génie, il est quelque part, poussant les personnages, déterminant les faits, sous la tempête qu’il déchaîne. Et il veut sûrement que le chef-d’œuvre soit complet, et il nous prépare quelque cinquième acte surhumain qui refera la France glorieuse, à la tête des nations. Car, soyez-en convaincus, c’est lui qui a voulu le crime suprême, l’innocent condamné une deuxième fois. Il fallait que le crime fût commis, pour la grandeur tragique, pour la beauté souveraine, pour l’expiation peut-être, qui permettra l’apothéose. Et,