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des manifestations populaires. De même que j’ai su me taire au dehors, je saurai reprendre ma place au foyer national en bon citoyen paisible, qui entend ne déranger personne et se remettre discrètement à sa tâche accoutumée, sans qu’on s’occupe de lui davantage.

Maintenant que la bonne œuvre est faite, je ne veux ni applaudissements ni récompense, même si l’on estime que j’ai pu en être un des utiles ouvriers. Je n’ai eu aucun mérite, la cause était si belle, si humaine ! C’est la vérité qui a vaincu, et il ne pouvait en être autrement. Dès la première heure, j’en ai eu la certitude, j’ai marché à coup sûr, ce qui diminue mon courage. Cela était tout simple. Je veux bien qu’on dise de moi, comme unique hommage, que je n’ai été ni une bête ni un méchant. D’ailleurs, je l’ai déjà, ma récompense, celle de songer à l’innocent que j’aurai aidé à tirer du tombeau, où, vivant, depuis quatre années, il agonisait. Ah ! j’avoue que l’idée de son retour, la pensée de le voir libre, de lui serrer les mains, me bouleverse d’une émotion extraordinaire, qui m’emplit les yeux de larmes heureuses. Cette minute suffira à payer tous mes soucis. Mes amis et moi, nous aurons fait là une bonne action, dont les braves cœurs de France nous garderont quelque gratitude. Et que voulez-vous de plus, une famille qui nous aimera, une femme et des enfants qui nous béniront, un homme qui nous devra d’avoir incarné en lui le triomphe du droit et de la solidarité humaine !

Mais, cependant, si la lutte actuelle est finie pour moi, si je ne désire tirer de la victoire aucune curée, ni mandat politique, ni place, ni honneurs, si mon ambition unique est de continuer mon combat de vérité par la plume, tant que ma main la pourra tenir, je voudrais bien faire remarquer, avant de passer à d’autres luttes, quelle a été ma prudence, ma modération dans la bataille. Se souvient-on des abominables clameurs qui accueillirent ma Lettre au Président de la République ? J’étais un insulteur de l’armée, un vendu, un sans-patrie. Des amis littéraires à moi, consternés, épouvantés, s’écartaient, m’abandonnaient, dans l’horreur de mon crime. Il y eut des articles écrits, qui désormais pèseront lourd sur la conscience des signataires. Enfin, jamais écrivain brutal, fou, malade d’orgueil, n’avait adressé à un chef d’État une Lettre plus grossière, plus mensongère, plus criminelle. Et, maintenant, qu’on la relise, ma pauvre Lettre. J’en suis devenu un peu honteux, je l’avoue, honteux de sa discrétion, de son opportunisme, je dirais presque de sa lâcheté. Car, puisque je me confesse, je puis bien reconnaître que j’avais beaucoup adouci les choses, que j’en avais même beaucoup passé sous silence, de celles qui sont connues, avérées aujourd’hui, et dont je voulais douter encore, tellement elles me semblaient monstrueuses et déraisonnables. Oui, je soupçonnais Henry déjà, mais sans preuve, à ce point que je crus sage de ne pas même le mettre en cause. Je devinais bien des histoires, certaines confidences étaient venues à moi, si terribles, que je ne me sentis pas le droit de les risquer, dans leurs effroyables conséquences. Et voilà qu’elles sont révélées, qu’elles sont devenues la vérité banale d’aujourd’hui ! Et voilà que ma pauvre Lettre n’est plus au point, apparaît comme tout à fait enfantine, une simple berquinade, une invention de romancier timide, à côté de la superbe et farouche réalité !

Je répète que je n’ai ni le désir ni le besoin de triompher. Mais, pourtant, je dois bien constater que les événements ont, à cette heure, tait la preuve de toutes mes accusations. Il n’est pas un des hommes accusés par moi dont la culpabilité ne soit démontrée, à la lumière aveuglante de l’enquête. Ce que j’ai annoncé, ce que j’ai prévu, est là debout, éclatant. Et ce dont je suis plus doucement fier encore, c’est que ma Lettre était sans violence, indignée, mais digne de moi : on n’y trouvera pas un outrage, pas même un mot excessif, rien que la hautaine douleur d’un citoyen qui demande justice au chef de l’État. Telle a été l’éternelle histoire de mes œuvres, je n’ai jamais pu écrire un livre, une page, sans être abreuvé de mensonges et d’injures, quitte à ce qu’on soit forcé, le lendemain, de me donner raison.

J’ai donc l’âme sereine, sans colère ni rancune. Si je n’écoutais que la faiblesse de mon cœur, d’accord avec le dédain de mon intelligence, je serais même pour le grand pardon, je laisserais les malfaiteurs sous le seul châtiment de l’éternel mépris public. Mais il est, je crois, des sanctions pénales nécessaires, et l’argument décisif est que, si quelque redoutable exemple n’est pas fait, si la justice ne frappe pas les hauts coupables, jamais le petit peuple ne croira à l’immensité du crime. Il faut un pilori dressé pour que la foule sache enfin. Je laisse donc la Némésis achever son œuvre vengeresse, je ne l’aiderai pas. Et, dans mon indulgence de poète, pleinement satisfait du triomphe de l’idéal, il ne reste qu’une révolte exaspérée, la pensée affreuse que le colonel Picquart est encore sous les verrous. Pas un jour ne s’est passé, sans que, de mon exil, ma douleur fraternelle ne soit allée à lui, dans sa prison. Que Picquart ait pu être arrêté, que depuis un an bientôt on le tienne dans une geôle, comme un malfaiteur, qu’on ait prolongé sa torture par la plus infâme des comédies judiciaires, c’est là un fait monstrueux qui affole la raison. La tache restera ineffaçable sur tous ceux qui ont trempé dans cette iniquité suprême. Et, si demain Picquart n’est pas libre, c’est la France tout entière qui ne se lavera jamais de l’inexplicable folie d’avoir laissé aux mains criminelles des bourreaux, des menteurs, des faussaires, le plus noble, le plus héroïque et le plus glorieux de ses enfants.

Alors seulement l’œuvre sera complète. Et ce n’est pas une moisson de haine, c’est une moisson de bonté, d’équité, d’espérance infinie, que nous avons semée. Il faut qu’elle pousse. Aujourd’hui, on ne peut encore qu’en prévoir la richesse. Tous les partis politiques ont sombré, le pays s’est partagé en deux camps : d’une part, les forces réactionnaires du passé ; de l’autre, les esprits d’examen, de vérité et de droiture, en marche vers l’avenir. Ces postes de combat sont les seuls logiques, nous devons les garder pour les conquêtes de demain. À l’œuvre donc, par la plume, par la parole, par l’action ! à l’œuvre de progrès et de délivrance ! Ce sera l’achèvement de 89, la révolution pacifique des intelligences et des cœurs, la démocratie solidaire,