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les bandes se recrutaient, quel prix on payait ses hommes, quel appoint désintéressé et passionné apportaient les cercles cléricaux, combien étaient les bandits et combien les sectaires, enfin combien de badauds auraient pu finir par suivre les provocateurs et rendre le jeu fort dangereux. Alors, je l’espère, vous n’aurez plus de doute sur l’organisation du désordre, vous serez convaincu qu’il s’agissait, pour les organisateurs, de tromper la France, de tromper le monde, de leur faire croire que Paris entier se soulevait contre moi, et d’empoisonner ainsi l’opinion publique, et d’opérer sur la justice la plus infâme des pressions.

Mais ce n’est pas tout ce que M. Charles Blanc pourra vous apprendre, à vous qui êtes son chef. Il vous expliquera comment la police avait à nous sauver chaque soir, lorsque quelques arrestations, quelques poursuites, dès le premier jour, auraient tout fait rentrer dans l’ordre. Certes, je ne me plains pas de la police, qui a été très empressée et très dévouée autour de ma personne. Seulement, au-dessus du préfet lui-même, il semblait y avoir un désir supérieur que les choses se passassent d’une certaine façon. Toutes les injures, toutes les menaces étaient permises, et les plus basses, et les plus immondes : on n’arrêtait personne. Même on tolérait que les manifestants pussent se rapprocher assez pour qu’il y eût un certain danger. Et la police n’intervenait, ne me sauvait, qu’à cette minute exacte où les choses menaçaient de se gâter. C’était fait avec beaucoup d’art, l’effet désiré en haut lieu était évidemment de donner à croire au monde qu’il fallait, chaque soir, une bataille pour me soustraire à la juste indignation du peuple de Paris.

Eh bien ! monsieur Brisson, je me demande avec curiosité quel plan de campagne vous allez arrêter avec M. Charles Blanc. Là, vous êtes le maître absolu, aucun de vos ministres en sous-ordre ne pourra intervenir, car en dehors de votre autorité de président du conseil, vous êtes bien ministre de l’intérieur, vous répondez de la tranquillité des rues. Nous allons donc savoir dans quelles conditions vous estimez qu’un accusé doit se rendre devant la justice, et s’il est permis de l’injurier et de le menacer, et si un spectacle d’une telle barbarie n’est pas un déshonneur suprême pour la France. Je crois bien que jamais, mes amis et moi, nous ne nous sommes trouvés dans un danger sérieux. Mais, n’importe ! comme il faut tout prévoir, je déclare à l’avance, monsieur Brisson, que, si l’on nous assassine lundi, c’est vous qui serez l’assassin.

Et, pour finir, laissez-moi m’étonner encore que vous soyez tous de petits hommes.

Je comprends à la rigueur qu’il n’y ait pas, parmi vous, un amoureux hautain et passionné de l’idée, donnant sa fortune et sa vie à la seule joie d’être juste, et prêt à rentrer dans le rang, quand la vérité aura Vaincu. Mais des ambitieux, il y en a pourtant, vous n’êtes même tous que des ambitieux. Alors, comment se fait-il que, de votre cohue, ne se lève pas au moins un ambitieux de vive intelligence, et d’audace, et de force, un de ces ambitieux de vaste envergure, au coup d’œil clair, à la main prompte, capable de voir où est la vraie partie à jouer, et de la jouer vaillamment ?

Voyons, combien y en a-t-il parmi vous qui ambitionnent la présidence de la République ? Tous, n’est-ce pas ? Vous vous regardez tous avec des coups d’œil obliques, vous croyez tous mener vos affaires d’une façon supérieure, celui-ci par la prudence, celui-là par la popularité, cet autre par l’austérité. Et vous me faites rire, car pas un de vous n’a l’air de se douter que, dans trois ans, l’homme politique qui entrera à l’Élysée sera celui qui aura restauré chez nous le culte de la vérité et de la justice, en procédant à la revision du procès Dreyfus.

Croyez-moi, les poètes sont un peu des voyants. Dans trois ans, la France ne sera plus la France, la France sera morte, ou nous aurons à la présidence le chef politique, le ministre juste et sage qui aura pacifié la nation. Et, châtiment mérité des calculs mesquins et lâches, des passions aveugles et inintelligentes, tous ceux qui auront pris parti contre le droit opprimé et l’humanité outragée seront par terre, avec leur rêve en morceaux, sous l’exécration publique.

Chaque fois, donc, que je vois un de vous céder au vent de folie, se salir dans l’affaire Dreyfus, avec la sotte pensée peut-être qu’il travaille à son avènement, je me dis : « Encore un qui ne sera pas président de la République ! »

Veuillez agréer, monsieur Brisson, l’assurance de ma haute considération.

JUSTICE

Ces pages ont paru dans l’Aurore, le 5 juin 1899.

Dix mois et demi s’étaient donc écoulés, entre l’article précédent et celui-ci. Le 18 juillet 1898, devant la Cour d’assises de Versailles, le moyen de procédure tenté par Me Labori, pour faire remettre encore l’affaire, ayant échoué, nous avions fait défaut ; et la Cour m’avait condamné de nouveau à un an de prison et à trois mille francs d’amende. Le soir même, je partais pour Londres, afin que le jugement ne pût m’être signifié et ne devînt exécutoire. — Je résume les grands faits de ce long laps de temps. Le 31 août 1898, le colonel Henry, après avoir avoué son faux, se suicide au Mont-Valérien. Le 26 septembre, la Cour de cassation est saisie de la demande en revision. Le 29 octobre, elle déclare la demande recevable en sa forme et dit qu’il sera procédé par elle à une enquête supplémentaire. Le 31, le ministère Dupuy remplace le ministère Brisson. Le 16 février 1899, le président Félix Faure meurt, et le président Émile Loubet le remplace, le 18 février. La loi de dessaisissement est votée par les Chambres, le