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qui retardera la lumière, tout ce qui ajoutera des ténèbres aux ténèbres, ne fera que prolonger et aggraver la crise. Le rôle des bons citoyens, de ceux qui sentent l’impérieux besoin d’en finir, est d’exiger le grand jour. Nous sommes déjà beaucoup à le penser. Les hommes de littérature, de philosophie et de science, se lèvent de toute part, au nom de l’intelligence et de la raison. Et je ne vous parle pas de l’étranger, du frisson qui a gagné l’Europe tout entière. Pourtant l’étranger n’est pas forcément l’ennemi. Ne parlons pas des peuples qui peuvent être demain des adversaires. Mais la grande Russie, notre alliée, mais la petite et généreuse Hollande, mais tous les peuples sympathiques du Nord, mais ces terres de langue française, la Suisse et la Belgique, pourquoi donc ont-elles le cœur si gros, si débordant de fraternelle souffrance ? Rêvez-vous donc une France isolée dans le monde ? Voulez-vous, quand vous passerez la frontière, qu’on ne sourie plus à votre bon renom légendaire d’équité et d’humanité ?

Hélas ! messieurs, ainsi que tant d’autres, vous attendez peut-être le coup de foudre, la preuve de l’innocence de Dreyfus, qui descendrait du ciel comme un tonnerre. La vérité ne procède point ainsi d’habitude, elle demande quelque recherche et quelque intelligence. La preuve : nous savons bien où l’on pourrait la trouver. Mais nous ne songeons à cela que dans le secret de nos âmes, et notre angoisse patriotique est qu’on se soit exposé à recevoir un jour le soufflet de cette preuve, après avoir engagé l’honneur de l’armée dans un mensonge. Je veux aussi déclarer nettement que, si nous avons notifié comme témoins certains membres des ambassades, notre volonté formelle était à l’avance de ne pas les citer ici. On a souri de notre audace. Je ne crois pas qu’on en ait souri au ministère des affaires étrangères, car là on a dû comprendre. Nous avons simplement voulu dire à ceux qui savent toute la vérité, que nous la savons, nous aussi. Cette vérité court les ambassades, elle sera demain connue de tous. Et il nous est impossible d’aller dès maintenant la chercher où elle est, protégée par d’infranchissables formalités. Le gouvernement qui n’ignore rien, le gouvernement qui est convaincu, comme nous, de l’innocence de Dreyfus, pourra, quand il le voudra, et sans risque, trouver les témoins qui feront enfin la lumière.

Dreyfus est innocent, je le jure. J’y engage ma vie, j’y engage mon honneur. À cette heure solennelle, devant ce tribunal qui représente la justice humaine, devant vous, messieurs les jurés, qui êtes l’émanation même de la nation, devant toute la France, devant le monde entier, je jure que Dreyfus est innocent. Et, par mes quarante années de travail, par l’autorité que ce labeur a pu me donner, je jure que Dreyfus est innocent. Et, par tout ce que j’ai conquis, par le nom que je me suis fait, par mes œuvres qui ont aidé à l’expansion des lettres françaises, je jure que Dreyfus est innocent. Que tout cela croule, que mes œuvres périssent, si Dreyfus n’est pas innocent ! Il est innocent.

Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l’opinion publique qu’ils ont empoisonnée. Et je n’ai pour moi que l’idée, un idéal de vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai.

Je n’ai pas voulu que mon pays restât dans le mensonge et dans l’injustice. On peut me frapper ici. Un jour, la France me remerciera d’avoir aider à sauver son honneur.

LETTRE À M. BRISSON

PRÉSIDENT DU CONSEIL DES MINISTRES

Ces pages ont paru dans l’Aurore, le 16 juillet 1898.

Beaucoup d’événements s’étaient accomplis, que je résumerai rapidement. Le 2 avril, la Cour de cassation, auprès de laquelle je m’étais pourvu, cassa l’arrêt de la Cour d’assises, en déclarant que c’était le conseil de guerre, et non le ministre de la guerre, qui devait m’assigner. Ce conseil de guerre, réuni le 8, décida qu’il me poursuivrait, et émit en outre le vœu que je fusse rayé des cadres de la Légion d’honneur. La nouvelle assignation, lancée en son nom, le 11, ne relevait plus que trois lignes de ma lettre. Le 23 mai, le procès revint donc devant la Cour d’assises de Versailles. Mais mon défenseur, Me Labori, ayant soulevé l’exception de compétence, et la Cour s’étant déclarée compétente, nous nous pourvûmes en cassation, ce qui arrêta les débats. Enfin, la Cour de cassation ayant rejeté notre pourvoi, le 16 juin, nous devions revenir devant la Cour d’assises de Versailles, le 18 juillet. — D’autre part, le ministère Méline était tombé le 15 juin, et le ministère Brisson venait de lui succéder, le 28. — Le 9 juillet, les trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, avaient obtenu contre moi une condamnation à deux mois de prison, avec sursis, à deux mille francs d’amende et à cinq mille francs de dommages-intérêts pour chaque expert.

Monsieur Brisson,

Vous incarniez la vertu républicaine, vous étiez le haut symbole de l’honnêteté civique. Et, brusquement, vous tombez dans la monstrueuse affaire. Vous voilà dépossédé de votre souveraineté morale, vous n’êtes plus qu’un homme faillible et compromis.

Quelle effroyable crise et quelle tristesse affreuse, pour les penseurs solitaires et silencieux comme moi, qui se contentent de regarder et d’écouter ! Depuis que j’appartiens à la justice