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un devoir d’homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n’est pas d’ailleurs que je désespère le moins du monde du triomphe. Je le répète avec une certitude plus véhémente : la vérité est en marche et rien ne l’arrêtera. C’est d’aujourd’hui seulement que l’affaire commence, puisque aujourd’hui seulement les positions sont nettes : d’une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse ; de l’autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu’elle soit faite. Je l’ai dit ailleurs, et je le répète ici : quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si l’on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant des désastres.

Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.

J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.

J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l’état-major compromis.

J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable.

J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.

J’accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement.

J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans l’Éclair et dans l’Écho de Paris, une campagne abominable pour égarer l’opinion et couvrir leur faute.

J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable.

En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.

Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice.

Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu in grand jour !

J’attends.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.

DÉCLARATION AU JURY

Ces pages ont paru dans l’Aurore, le 22 février 1898.

Je les avais lues la veille, le 21 février, devant le jury, qui devait me condamner. Le 13 janvier, le jour même où parut ma lettre, la Chambre décida des poursuites contre moi, par 312 voix contre 122. Le 18, le général Billot, ministre de la guerre, déposa sa plainte entre les mains du ministre de la justice. Le 20, je reçus l’assignation, qui, de toute ma lettre, ne relevait que quinze lignes. Le 7 février, les débats s’ouvrirent et occupèrent quinze audiences, jusqu’au 23, jour où je fus condamné à un an de prison et à trois mille francs d’amende. — Je rappelle que, de leur côté, les trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, m’intentèrent, le 21 janvier, un procès en diffamation.

Messieurs les Jurés,

À la Chambre, dans la séance du 22 janvier, M. Méline, président du conseil des ministres, a déclaré, aux applaudissements frénétiques de sa majorité complaisante, qu’il avait confiance dans les douze citoyens aux mains desquels il remettait la défense de l’armée. C’était de vous qu’il parlait, messieurs. Et, de même que M. le général Billot avait dicté son arrêt au conseil de guerre, chargé d’acquitter le commandant Esterhazy, en donnant du haut de la tribune à des subordonnés la consigne militaire du respect indiscutable de la chose jugée, de même M. Méline a voulu vous donner l’ordre de me condamner au nom du respect de l’armée, qu’il m’accuse d’avoir outragée. Je dénonce à la conscience des honnêtes gens cette pression des pouvoirs publics sur la justice du pays. Ce sont là des mœurs politiques abominables qui déshonorent une nation libre.

Nous verrons, messieurs, si vous obéirez. Mais