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ŒUVRES CRITIQUES

représenter son drame, qui parut aux contemporains de la plus grande hardiesse. Déjà Victor Hugo avait dû attendre la Révolution de 1830 pour que Marion Delorme fût jouée. Cette question de la fille au théâtre a longtemps révolté la censure, même lorsque les auteurs faisaient de la fille une sainte. D’ailleurs, M. Dumas, qui a beaucoup osé sur les planches, professait et professe encore, je crois, le respect de certaines conventions, qu’il déclare inexpugnables. Ainsi, il prétend, dans une de ses préfaces, que jamais le public ne tolérera une femme ayant deux amants à la fois, ou passant de l’un à l’autre ; ce qui rend la peinture de la fille impossible, car elle n’existe qu’à la condition de se donner ou de se vendre. Et voilà sans doute pourquoi personne, pas plus M. Dumas que Victor Hugo, ne nous a montré la fille dans son rôle de fille ; ils ne nous donnent que le passé de la fille, ils la prennent quand elle cesse précisément d’être une fille, et ils la transforment alors d’un coup de baguette magique, pour nous forcer à l’applaudir dans la fantasmagorie de la rédemption. Que ce soit nécessité scénique ou besoin de lyrisme, il y a là, devant nos réalités quotidiennes, un tour d’escamotage.

Je crois donc que les scrupules du public de son temps auraient pu gêner M. Dumas dans l’expression complète de la vérité. Mais j’ajoute qu’il ne me paraît pas avoir voulu cette vérité, car l’idée même de la Dame aux camélias, cette idée de la fille rachetée par l’amour et la mort, exclut l’étude vraie de la femme galante, telle que nous la connaissons. Pour conclure, ce n’est là qu’une histoire sentimentale quelconque dans laquelle on a malheureusement vu l’avènement de la fille au théâtre.


Alors, se produisit une réaction fatale. On était en 1852. La Dame aux camélias, à vingt et un ans de distance, reprenait le thème lyrique de Marion Delorme. Notre littérature s’emplissait de filles éplorées, qui se traînaient aux pieds de leurs amants et qui se mouraient de la poitrine ; c’était une rédemption générale, une purification des cœurs dans les flammes de la passion ; si bien que tout ce lyrisme à faux, toutes ces plaisanteries trempées de larmes, finirent par exaspérer des gens de tempérament plus net et plus honnête. On les ennuyait avec ces contes mensongers et dangereux, l’heure était venue de renfoncer les filles dans la boue, d’autant plus profondément qu’on venait de les hausser plus haut !

Et les Filles de marbre furent écrites, et on les joua au Vaudeville en 1853. C’était une réponse. Victor Hugo et M. Dumas avaient déclaré que le cœur de la fille était assez plein d’amour pour lui mériter tous les pardons. Théodore Barrière et Lambert Thiboust répondaient que le cœur de la fille était de pierre et que quiconque avait la folie de l’aimer mourait d’un anévrisme. Ce n’était plus Marguerite qui agonisait sur les planches, au grand larmoiement du public ; c’était l’amant, c’était Raphaël qui faisait couler des flots de larmes, en venant rendre l’âme entre sa mère et sa fiancée. La situation se trouvait retournée, simplement ; et les bons spectateurs que les filles poitrinaires avaient si fort attendris, ne marchandaient pas davantage leur émotion aux pauvres amoureux atteints d’une maladie de cœur ; ce qui prouve, par parenthèse, que le public se moque absolument des thèses et qu’il demande uniquement aux auteurs de le faire rire ou pleurer.

D’ailleurs, Théodore Barrière et Lambert Thiboust, au point de vue de l’observation vraie, étaient aussi profondément dans le faux que Victor Hugo et M. Dumas. Eux aussi, partaient de leur volonté personnelle, d’une idée arrêtée à l’avance, au lieu d’interroger d’abord la réalité des faits et d’accepter les documents. Ils plaidaient : leurs confrères avaient dit blanc, eux disaient noir, violemment, pour protester ; et, entre ces deux affirmations, de pur caprice, et qui n’envisageaient chacune les choses que d’un côté, la nature tranquille continuait son œuvre. Leur Marco, avec son persiflage, son indifférence glacée, son grandissement de statue, est aussi peu humaine, aussi arrangée que Marion et Marguerite, avec leurs extases et leurs tendresses affolées. Il y a quelques scènes vigoureuses dans les Filles de marbre, des mots terribles, de belles cruautés. Mais comme tout le reste sonne le mensonge, et quelle étrange imagination que d’avoir poussé Marco au mélodrame, jusqu’à lui faire disputer Raphaël à Marie ! Je ne parle pas de cette Marie, une réduction de Mignon, qui est d’une bien étonnante fantaisie, dans un drame tout moderne. Si l’on reprenait les Filles de marbre, je crois que l’œuvre paraîtrait terriblement vieillie.

Ainsi, pas de milieu : ou la fille au théâtre est un ange, ou elle est un démon. Les uns en ont fait une repentie qui gagne tous les cœurs ; les autres ont riposté en en faisant une traîtresse qu’ils exécutent aux applaudissements du public. Voilà ce que les auteurs ont voulu. Quant à la vérité, à ce qui existe, tant pis ! personne ne s’en inquiète.


J’arrive au Mariage d’Olympe. M. Émile Augier, à son tour, étudie la fille, et, de parti pris également, se montre plus rude encore que Théodore Barrière et Lambert Thiboust. C’est toujours la même thèse, la thèse opposée à celle de Victor Hugo et de M. Dumas : une fille ne peut être qu’un monstre, une femme sans cœur et gâtée. Seulement, il pousse la logique de son paradoxe jusqu’à vouloir qu’on tue ces femmes comme des chiens, lorsqu’elles ont réussi par la ruse à s’installer dans une honnête famille.

On connaît l’histoire de cette Olympe Taverny qui se fait épouser par un grand dadais et qui aspire à entrer dans le vrai monde, où bientôt elle se conduit comme une pas grand’chose. Jusque-là, c’est parfait, MM. Meilhac et Halévy, avec leur analyse si finement parisienne, auraient tiré trois actes charmants de cette donnée. Mais où l’aventure se gâte, c’est lorsque M. Émile Augier tourne au terrible, fait d’Olympe une atroce coquine qui veut déshonorer les demoiselles bien élevées, et se met ainsi, de lui-même, dans la nécessité de l’abattre au dénouement d’un coup de pistolet. Eh ! grand Dieu ! où a-t-il pris ces faits ? Si l’histoire est vraie, elle est bien exceptionnelle. Ce n’est plus, dès lors, l’étude de la fille dans notre société ; c’est simplement l’étude d’une gredine quelconque.