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ŒUVRES CRITIQUES

vains dont les idées générales peuvent différer des siennes, mais qui ont pour la vérité et pour les lettres un amour absolu, au moins digne d’être constaté. Il sait parfaitement que nous n’avons pas les mains sales, que nous sommes d’aussi bonne compagnie que lui, que nos livres sont des actes de foi comme ses propres livres, que nous y mettons toute notre passion d’artiste, tout notre ardent désir d’immortalité. Lui et nous, différons simplement de philosophies, et l’époque semble lui donner tort : voilà tout. Alors, par la mordieu ! monsieur le comte, pourquoi n’êtes-vous pas poli, quand nous le sommes ?


Un dernier mot. M. le comte Armand de Pontmartin s’étonne de mon entrée au Figaro et demande ce que je suis venu y faire. Attaquer la République ? mon Dieu ! non : je suis républicain. Défendre le trône et l’autel ? pas davantage, car je ne suis pas légitimiste. Ma besogne est plus haute, je suis écrivain et je défends les lettres.

Voici mon acte de foi. Au-dessus des partis, au-dessus des querelles politiques et religieuses, je mets l’intelligence humaine. La littérature n’est rien, elle doit être tout. Elle seule importe, elle seule vit et demeure. En dehors d’elle, il n’y a que culbutes dans la médiocrité et dans la folie. Je suis injuste, j’en conviens ; mais je veux être injuste. C’est ma passion.

Eh ! que m’importe le reste ! Soyez blancs, soyez rouges, pour peu que cela vous amuse : seulement, ayez du génie, et je vous adore. Si je suis au Figaro, c’est que je n’ai pu résister à la tentation d’entrer en campagne contre la bêtise, au nom des lettres. Tenez ! ma besogne, cette semaine, c’est de vous montrer ce beau spectacle : deux hommes jouent au billard, l’invincible Vignaux et le redoutable Slosson ; Paris, et la France, et l’Europe en sont bouleversés ; la presse entière retentit du choc des billes ; et là, derrière une porte vitrée, M. Grévy et M. Gambetta se passionnent. Or, au même instant, on recevait un académicien, à l’Institut : M. Grévy et M. Gambetta n’y étaient pas. Tous les soirs, il y a des premières représentations : M. Grévy et M. Gambetta n’y sont pas. Parfois, on fait des lectures, dans des salons républicains : M. Grévy et M. Gambetta n’y sont pas. La vérité est qu’ils se moquent absolument de la littérature et qu’ils aiment le billard. Si vous voulez passionner l’opinion publique et avoir pour vous les autorités, faites des carambolages, ne faites pas des chefs d’œuvre.

Monsieur le comte a-t-il daigné comprendre ? Le jour où l’on me sortirait de ma bataille littéraire, je n’aurais plus qu’à prendre mon chapeau et à m’en aller.


LE NATURALISME

Eh bien ! oui, parlons-en ! Mais, avant tout, je tiens à faire remarquer quelle discrétion exagérée j’y ai mise. Voici quatre mois que je suis en représentations au Figaro, et pas un mot encore du fameux naturalisme ! Mes articles se sont succédé, et si je me décide à écrire celui qu’on s’attendait, paraît-il, à me voir lancer dès le premier jour, comme une profession de foi, c’est tout bonnement que la semaine a été très pauvre et que je n’ai pas trouvé d’autre sujet. Mon Dieu ! oui, parlons du naturalisme, puisque nous n’avons rien de mieux à faire.

D’ailleurs, je n’apporterai aucun argument nouveau. Je me suis expliqué cent fois, je ne puis que me répéter. Seulement, je donnais alors mes explications dans des caves opportunistes, d’où le grand public ne m’entendait guère. Aujourd’hui que je m’adresse aux cinq cent mille lecteurs du Figaro, l’occasion me semble bonne pour plaider l’affaire une dernière fois et tâcher d’avoir raison.

Je veux donc étaler mes turpitudes. On va voir jusqu’où je pousse l’extravagance de ma folie. Personne n’ignore que je ne puis dire deux mots sans lâcher une incongruité, que ma littérature et ma critique sont aussi bêtes que sales. Toute la presse est d’accord là-dessus. Pourtant, je rassure les dames et leur affirme qu’elles peuvent rester : il n’y a pas lieu de plaider l’affaire à huis clos.


Sans remonter au déluge, voici quelques faits pris dans notre histoire littéraire.

À la fin du dix-huitième siècle, l’ancienne formule classique craque de toutes parts. Voltaire, le grand démolisseur, y touche pourtant très peu ; au contraire, il la conserve et la défend. Mais, près de lui, Diderot et Rousseau se produisent et lancent les lettres dans des voies nouvelles. Avec Diderot, qui est l’ancêtre de nos positivistes d’aujourd’hui, naissent les méthodes d’observation et d’expérimentation appliquées à la littérature. Avec Rousseau, le catholicisme tourne au déisme, la passion lyrique se déclare et chante l’âme du monde. Sous toute question littéraire, il y a une question philosophique. Le panthéiste Rousseau allait devenir le père des romantiques ; tandis que le positiviste Diderot, malgré ses contradictions, est le véritable aïeul des naturalistes, car il a réclamé le premier la vérité exacte au théâtre et dans le roman.

Certes, je néglige les nuances. Je résume ici, et à grands traits. Mais suivez la filiation des deux écrivains. Tous deux sont révolutionnaires et attaquent la tradition classique, le personnage abstrait, taillé d’après le dogme, pure intelli-