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Geneviève but une gorgée de thé pour masquer son émotion, car elle n’avait pu méconnaître le sens du regard dont le jeune rédacteur l’enveloppait en prononçant cette banale formule de l’amour absolu : « Vivre l’un pour l’autre. » Elle se débattait contre un pouvoir insidieux qui s’emparait d’elle, un fluide qui venait plutôt de ce regard que des mots dont l’usage a affadi le sens. Pour y échapper, elle affecta une sorte de poussée de sens critique :

— Rousselière, croyez-vous que deux êtres puissent vivre toute une vie l’un pour l’autre ?

— Chère Braspartz, c’est tout le programme du vrai mariage. Et sachez bien que pour l’ensemble de notre pays, ce programme vaut. En France, derrière quelques scandales illustres qui créent une illusion parce qu’ils accaparent l’attention, compte tenu de la statistique judiciaire qui fait état d’un nombre assez élevé de divorces, il y a la masse immense de la société française composée des ménages dont personne ne parle, parce qu’ils ne présentent aucun intérêt de scandale. Des époux qui vivent l’un pour l’autre, dans les campagnes, dans la classe ouvrière des villes, dans la classe moyenne, dans la bourgeoisie petite ou haute, ils pullulent, Braspartz, ils pullulent ! Il y faut avant tout un bon départ. Partir loyalement, la main bien dans la main, sans arrière-pensée d’égoïsme, et zou ! comme on dit chez nous, on va ainsi, on fait son voyage appuyé l’un sur l’autre. C’est la vie profonde, ardente, que le monde ne connaît pas plus que les sources souterraines, mais qui, comme ces sources-là, fertilise le sol, fait la richesse morale de notre peuple.

Denis Rousselière s’était animé en parlant de tout son entrain méridional jusqu’à vibrer de ses propres paroles. Geneviève l’écoutait, bouleversée, parce qu’elle voyait bien, à ne pas s’y tromper,