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« Si, pleins de cœur au combat, vous vous affligez de ce que Tissapherne ne sera plus notre guide, et que le roi ne nous fournira plus de marché, considérez lequel vaut mieux d’avoir pour guide un Tissapherne, qui machine évidemment contre nous, ou de nous faire conduire par des hommes de notre choix, qui sauront que, s’ils veulent nous duper, c’est leur âme et leur corps qui seront dupes. Quant aux vivres, vaut-il mieux au marché qu’ils nous fournissent en acheter quelques mesures pour beaucoup d’argent, surtout à un moment où l’argent va nous manquer, que d’en prendre nous-mêmes, étant vainqueurs, en telle quantité que chacun de nous voudra ?

« Si ce dernier parti vous semble préférable, peut-être croyez-vous impossible de passer les fleuves, et regardez-vous comme une grande faute de les avoir passés ; mais prenez donc garde que les Barbares ont commis la folie plus grande encore de les avoir passés comme nous. D’ailleurs, si les fleuves sont difficiles à traverser loin de leurs sources, ils deviennent enfin guéables en remontant vers leur point de départ, et ils ne mouillent pas même le genou ; et le passage fût-il impraticable, dût-il ne se présenter aucun guide, il ne faudrait pas encore nous décourager. En effet, nous savons que les Mysiens, que nous ne croyons pas plus braves que nous, habitent dans les États du roi, et malgré lui, des villes grandes et florissantes. Nous en savons autant des Pisidiens. Quant aux Lycaoniens, nous avons vu qu’ils occupent des lieux forts dans des plaines appartenant au roi, et dont ils recueillent les produits. Je vous dirai donc, en pareil cas, de ne point montrer un désir marqué de retourner dans notre pays, mais de tout disposer comme si nous voulions fonder une colonie : car je suis sûr que le roi donnerait de nombreux guides, de nombreux otages aux Mysiens, pour les reconduire en toute sûreté ; que même il leur aplanirait la route, s’ils voulaient partir sur des chars à quatre chevaux. Il en ferait autant pour nous, et de très-grand cœur, s’il nous voyait nous préparer à demeurer ici. Mais j’ai peur que, si nous apprenions une fois à vivre dans l’oisiveté, à passer nos jours dans l’abondance, en société des grandes et belles femmes ou filles des Mèdes et des Perses, chacun de nous, comme les mangeurs de lotos, n’oubliât la route de la patrie[1].

  1. Voy. Homère, Odyssée, IX, v. 84 et suivants.