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ce qu’il avait reçu. Voilà comme je vivais dans mon pars. Maintenant, tout ce que tu vois, Cyrus me l’a donné. » Alors le Sace s’écrie : « Heureux homme de toute manière maintenant, pour avoir été pauvre avant de devenir riche ! Je m’imagine qu’ayant éprouvé l’indigence, tu trouves bien meilleure la fortune qui te fait riche. — Tu crois donc, Sace, dit Phéraulas, que je vis d’autant plus heureux que je possède davantage ? Tu ne sais pas alors que je n’ai pas plus de plaisir à manger, à boire, à dormir, que je n’en avais, étant pauvre. En ayant beaucoup plus, j’y gagne d’avoir plus à garder, plus de gens à payer, d’être embarrassé de plus de soins. Aujourd’hui, une foule de domestiques me demandent, qui du pain, qui à boue, qui des vêtements : d’autres ont besoin de médecins : celui-ci m’apporte les restes d’une brebis dévorée par les loups, ou bien il me dit que mes bœufs sont tombés dans un précipice, qu’une épidémie est tombée sur mes troupeaux : en sorte que mes richesses, dit Phéraulas, me causent, à ce qu’il me semble, bien plus de soucis que je n’en avais au temps de ma médiocrité[1]. » Alors le Sace : « Oui ; mais, par Jupiter ! quand tu vois tes biens en bon état, la vue de l’on opulence te donne un plaisir que je ne puis avoir. » Alors Phéraulas : « Sois bien certain, Sace, qu’il n’est pas aussi agréable de posséder qu’il est affligeant de perdre ; et tu comprendras que je dis vrai, si ta réfléchis que, parmi les riches, il n’en est pas un seul que le plaisir d’avoir fasse veiller, tandis que, parmi ceux qui ont essuyé des pertes, tu n’en verras pas un seul que le chagrin n’empêche de dormir. — Oui, par Jupiter ! dit le Sace ; mais aussi tu ne verras personne que le plaisir de recevoir ne tienne éveillé. — Tu dis vrai, et j’avoue que, s’il était aussi doux de posséder qu’il l’est de recevoir, las riches seraient, sans contredit, plus heureux que les pauvres ; mais il faut, Sace, que celui qui a beaucoup dépense beaucoup pour le service des dieux, pour ses amis, pour ses hôtes ; et quiconque aime beaucoup l’argent, sois-en certain, n’aime pas beaucoup à le dépenser. — Par ma foi, dit le Sace, je ne suis point de ces gens-là ; mais le bonheur, selon moi, quand on a beaucoup, est de dépenser beaucoup. — Par tous les dieux ! dit Phéraulas, pourquoi ne serais-tu pas heureux, et ne ferais-tu pas mon bonheur ? Prends tout ce que j’ai, et uses-en à l’on gré ; seulement nourris-moi comme ton hôte,

  1. Voy., pour ce passage, le Mémoire déjà cité de M. Adolphe Garnier, p. 32 et suivantes ; et cf. la délicieuse anecdote de Philippe et de Ménas dans Horace, Ép. VII du liv. I, notamment vers la fin.