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puissance qui la ferait observer, parce qu’il est ici dans la nature de l’homme d’obéir ; il est fait pour céder à ces sensations ; l’amour, au contraire, est soumis à la volonté : chacun aime où il veut, comme on aime un vêtement, une chaussure.

— Comment donc se fait-il, dit Cyrus, si l’amour est volontaire, qu’on ne soit pas maître de cesser d’aimer quand on le veut ? Pour ma part, j’ai vu des gens pleurer de la douleur que l’amour leur causait, et cependant demeurer esclaves de l’objet aimé, tandis qu’avant d’aimer, la servitude leur paraissait un mal ; je les ai vus donner beaucoup de choses, dont il n’était pas de leur intérêt de se priver, et souhaiter d’être délivrés de leur amour comme d’une maladie, sans pouvoir se guérir, liés par une puissance plus forte que des chaînes de fer. Aussi les amants se montrent-ils esclaves des caprices de la personne qu’ils aiment, et, malgré les maux qu’ils endurent, ils n’essayent point de s’enfuir, mais ils veillent à ce que l’objet aimé ne puisse leur échapper. »

Le jeune homme lui répond : « C’est bien là ce qu’ils font ; seulement, de tels amants sont des lâches : voilà pourquoi, je pense, il y en a qui se croient assez malheureux pour souhaiter de mourir, et qui, avec mille moyens de sortir de la vie, ne la quittent pourtant pas. Ce sont de ces gens-là qui entreprennent de voler, et qui ne s’abstiennent point du bien d’autrui ; puis, quand ils ont volé ou dérobé, tu vois que tu es le premier à leur faire un crime de leur larcin et de leur vol, parce qu’ils n’étaient point entraînés fatalement à voler : aussi, loin de leur pardonner, tu les châties. Il en est de même de la beauté : elle ne force point les hommes à l’aimer, à désirer ce qui leur est interdit, mais il y a des êtres vils que leurs passions maîtrisent, et qui ensuite accusent l’amour, tandis que les hommes bons et beaux désirent, il est vrai, de l’or, de bons chevaux, de belles femmes ; mais ils savent s’en passer plutôt que de se les procurer par une injustice. Ainsi, moi, j’ai vu cette femme et elle m’a paru fort belle ; cependant je suis à cheval auprès de toi et je m’acquitte de tous mes autres devoirs. — Oui, par Jupiter, dit Cyrus ; mais peut-être es-tu parti avant le temps qu’il faut à l’amour pour s’emparer d’un homme. Le feu, quand on y touche, ne brûle pas tout de suite, et le bois ne s’enflamme pas tout à coup ; mais cependant, moi, je ne m’expose ni à toucher le feu, ni à regarder une belle personne. Je ne te conseillerais pas, Araspe, de laisser toi regard trop longtemps fixé sur un