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chassait avec nous et dont tu faisais tant de cas ? Eh ! mon père, ici présent, ne l’a-t-il pas fait mourir ? — Pour que crime ? — Il a dit qu’il me corrompait. Cependant, Cyrus, il avait l’âme si belle et si bonne, que, près d’expirer, il me fit appeler et me dit : « Je t’en prie, Tigrane, quoique ton père me fasse mourir, ne t’irrite pas contre lui : ce n’est point par malveillance, c’est par ignorance qu’il agit ainsi. Or, toutes les fautes que les hommes commettent par ignorance, je les estime « involontaires. » — Le pauvre homme ! s’écrie alors Cyrus. — Cyrus, dit l’Arménien, tous ceux qui, surprenant un autre homme en commerce criminel avec leur femme, lui donnent la mort, n’allèguent point pour raison que cet homme affolait leur femme, mais, convaincus qu’il leur ravissait l’affection qui leur est due, voilà pourquoi ils le traitent en ennemi. Moi, de même, j’avais conçu de la jalousie contre cet homme. — Oui, dit Cyrus, j’en atteste les dieux, Arménien, ta faute est un effet de la faiblesse humaine. Et toi, Tigrane, pardonne à ton père. »

Après cet entretien et les marques d’amitié, suites naturelles d’une réconciliation, ils montent sur leurs chariots avec leurs femmes et s’en retournent la joie dans le cœur. Arrivés à leur demeure, ils ne parlent que de Cyrus : l’un vante sa sagesse, l’autre sa valeur ; celui-ci sa douceur, celui-là sa beauté et sa taille. Là-dessus Tigrane dit à sa femme : « Et toi, Arménienne, Cyrus fa-t-il semblé beau ? — Mais, par Jupiter, je ne l’ai point regardé. — Et qui regardais-tu ? dit Tigrane. — Par Jupiter, celui qui disait qu’il vendrait sa vie pour m’empêcher d’être esclave. » Comme l’on doit croire, ils s’en allèrent tous se reposer les uns avec les autres.

Le lendemain, l’Arménien envoie à Cyrus toutes ses troupes avec des présents hospitaliers, et ordre donné à tous ceux qui doivent entrer en campagne d’être prêts dans trois jours. En même temps il compte à Cyrus le double de ce que celui-ci avait dit. Cyrus prend ce qu’il a dit et renvoie le reste. Il demande qui conduira l’armée, le fils ou le roi en personne. Ils s’empressent de répondre tous deux, le père : « Celui des deux que tu voudras ; » le fils : « Et moi, Cyrus, je ne te quitterai point ; non, quand même il faudrait te suivre comme skeuophore. » Cyrus se prenant à sourire : « Et pour combien voudrais-tu, dit-il, que ta femme apprît que tu es skeuophore ? — Il ne sera pas nécessaire de le lui apprendre ; car je l’emmènerai, afin qu’elle voie tout ce que je pourrai faire. — Eh bien, alors, pré-