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leur ami, il est devenu mon plus cruel ennemi, est-il juste que vous m’accusiez et non pas Seuthès, vous qui êtes la cause de ma rupture avec lui ? Peut-être direz-vous qu’il m’est facile, ayant reçu ce qui vous appartient, de jouer la comédie auprès de Seuthès. Mais n’est-il pas évident que, si Seuthès m’a payé, il ne m’a pas payé pour perdre ce qu’il m’a donné et pour avoir à vous payer encore ? Je crois que, s’il m’avait donné quelque chose, il me l’aurait donné pour avoir, en me donnant moins, à ne pas vous donner plus. Si c’est là votre pensée, vous pouvez à l’instant même rendre inutile tout ce complot concerté entre nous deux, en lui demandant votre argent. Il est clair que Seuthès, si j’ai reçu quelque chose de lui, le redemandera selon son droit, si je manque à la convention suivant laquelle j’aurais reçu. Mais il s’en faut beaucoup que j’aie touché ce qui vous appartient. Je vous le jure par tous les dieux et par toutes les déesses, je n’ai pas même ce que Seuthès m’avait promis en particulier. Il est là ; il m’entend, et il m’est témoin si je me parjure. Pour vous étonner davantage, je fais encore serment que je n’ai pas touché ce qu’ont reçu les autres stratèges, pas même autant que quelques lochages. Pourquoi me suis-je conduit ainsi ? Je croyais, soldats, que plus je partagerais avec Seuthès son indigence, plus je pourrais compter, dès qu’il le pourrait, sur son amitié. Aujourd’hui que je le vois prospérer, je connais son âme.

« Mais, dira-t-on, n’avez vous pas honte d’avoir été si ridiculement joué ? J’en rougirais, par Jupiter, si un ennemi m’eût trompé de la sorte ; mais, entre amis, il me paraît plus honteux de tromper que d’être trompé. Au reste, s’il est des précautions à prendre avec des amis, vous les avez prises toutes, sans lui laisser aucun prétexte honnête de vous donner ce qu’il a promis. Nous ne lui avons fait aucun tort ; nous n’avons montré ni lâcheté ni crainte, où qu’il ait voulu nous conduire.

« Mais, direz-vous, il fallait exiger des gages, afin qu’il lui fût impossible de tromper, s’il le voulait. Écoutez ce que j’ai à répondre, et ce que je n’aurais jamais dit en présence de Seuthès, si vous ne m’aviez montré toute votre injustice, toute votre ingratitude envers moi. Rappelez-vous donc dans quelle situation vous vous trouviez, quand je vous en ai tirés pour vous conduire à Seuthès. Les portes de Périnthe, si vous aviez été dirigés vers cette ville, Aristarque de Lacédémone les avait fermées pour vous empêcher d’y entrer : vous campiez dehors, au grand air. On était au cœur de l’hiver : vous viviez d’achats, ne voyant que