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vie, peut-on se plaire avec un homme qui préfère à ses amis le vin et la bonne chère, ou qui aime mieux les prostituées que ses compagnons ? N’est-ce pas un devoir, pour quiconque regarde la tempérance comme la base de la vertu, de l’affermir d’abord dans son âme ? Sans elle, comment apprendre le bien et le pratiquer dignement ? Quel homme, esclave de ses passions, ne dégrade pas honteusement son corps et son âme ? Il me semble, par Junon[1] ! que tout homme libre doit demander aux dieux de n’avoir pas un tel esclave, et tout homme esclave de ces passions de rencontrer de bons maîtres ; autrement il est perdu. » Voilà ce qu’il disait, et ses actions plus encore que ses paroles témoignaient de sa tempérance : supérieur non-seulement aux plaisirs des sens, mais à ceux que procure la richesse, il pensait que recevoir de l’argent du premier venu, c’était se donner un maître et s’asservir à la plus honteuse servitude.


CHAPITRE VI.


Socrate réfute le sophiste Antiphon, qui lui reprochait sa frugalité, sa simplicité et sa coutume d’enseigner gratuitement.


Il convient ici de ne point passer sous silence l’entretien qu’il eut avec le sophiste Antiphon[2]. Un jour, Antiphon, qui voulait enlever à Socrate ses disciples, l’aborde et lui dit en leur présence : « Je croyais, Socrate, que les philosophes de profession devaient être plus heureux ; mais toi, tu me parais avoir retiré tout le contraire de la philosophie. Tu vis de telle sorte qu’il n’y a pas d’esclave qui voulût vivre sous un pareil maître ; tu te nourris des plus grossiers aliments, tu bois les plus vils breuvages ; non-seulement tu as un méchant vêtement, mais il te sert l’été comme l’hiver ; tu vas sans chaussures ni tunique[3]. Et cependant tu ne reçois aucun argent,

  1. Ce serment, quoique particulier aux femmes, est souvent dans la bouche de Socrate.
  2. Il y a eu plusieurs Antiphon, entre autre un poète tragique et un orateur distingué du bourg de Rhamnuse, surnommé Nestor à cause de son éloquence ; mais il ne faut pas les confondre avec le sophiste dont il s’agit ici, que son style apprêté avait fait surnommer l’assaisonneur de mots, et dont le désintéressement n’était pas la vertu dominante.
  3. Les Cyniques ont renchéri sur ces habitudes de Socrate. Voy. le dialogue de Lucien intitulé le Cynique, t. II, p. 487 de notre traduction.