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tant d’autres qui vivaient pris de lui, non pour se former à l’éloquence de l’agora ou du tribunal, mais pour devenir vertueux et pour s’acquitter de leurs devoirs envers leur famille, leurs parents, leurs serviteurs, leurs amis, leur patrie, leurs concitoyens : or, jamais aucun d’eux, ni dans sa jeunesse, ni dans un âge plus avancé, ne fit le mal et ne fut accusé de le faire.

Mais Socrate, dit l’accusateur, enseignait à outrager les pères[1], en persuadant à ses disciples qu’il les rendait plus habiles que leurs pères, en leur disant que la loi permet de lier son père convaincu de folie, et en donnant pour preuve que l’homme instruit a le droit d’entraîner l’ignorant. Socrate pensait, au contraire, que, si un homme en entraînait un autre sous prétexte d’ignorance, il mériterait, à son tour, d’être entraîné par quiconque saurait ce qu’il ne sait pas : et voilà pourquoi il examinait souvent en quoi l’ignorance diffère de la folie : il croyait qu’on n’a pas tort d’enchaîner les fous dans leur propre intérêt et pour celui de leurs amis, tandis que les ignorants doivent apprendre ce qui leur est nécessaire de la bouche de ceux qui le savent.

Mais, dit l’accusateur, ce n’est pas seulement les pères, mais les autres parents que Socrate instruisait ses disciples à outrager, en leur disant que, quand on est malade ou engagé dans un procès, les parents ne servent à rien, mais bien les médecins ou les gens versés dans la chicane. De même, en parlant des amis, il disait que nous n’avons que faire de leur bienveillance, si elle ne peut nous servir ; que ceux-là seuls méritent notre estime qui savent ce qu’il faut savoir, et sont capables de l’enseigner. Et comme il persuadait aux jeunes gens qu’il était lui-même très-sage et très-capable de rendre les autres sages, il amenait ceux qui vivaient avec lui à n’avoir aucune estime pour les autres au prix de lui.

Je n’ignore point que Socrate tenait ce langage au sujet des pères, des parents et des amis : il ajoutait qu’après le départ de l’âme, en qui seule réside l’intelligence, on se hâte de faire disparaître le corps de la personne même la plus chère. Il disait aussi que l’homme, de son vivant, retranche de sa propre

    à la suite des Caractères de Théophraste et du Manuel d’Épictète, édition Tauchnitz. Phédondès, de Cyrène, suivant Platon, assistait à la mort de Socrate.

  1. Voy., dans les Nuées d’Aristophane, la scène où Phidippide apprend à l’école de Socrate à battre son père et à prouver qu’il en a le droit. Aristophane, trad, de M. Artaud, p. 116 et suivantes.