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De ce moment Critias devint l’ennemi juré de Socrate. Aussi, lorsqu’il fut nommé un des Trente, et nomothète avec Chariclès[1], il lui garda rancune, et défendit par une loi d’enseigner l’art de la parole : c’était faire insulte à Socrate ; et comme Critias n’avait pas par où le prendre, il le rendait solidaire du reproche communément adressé aux philosophes, et le calomniait auprès de la multitude : car moi, je n’ai jamais entendu Socrate rien dire qui autorisât cette accusation, et je ne sais personne qui dise avoir rien entendu. L’événement le prouva bien. Les Trente avaient fait périr un grand nombre des citoyens les plus distingués, et en avaient entraîné beaucoup vers l’injustice ; Socrate dit quelque part qu’il trouverait étrange que le gardien d’un troupeau, qui rendrait ses bœufs moins nombreux et plus maigres, ne voulût pas convenir qu’il est un mauvais pasteur ; mais qu’il lui semblerait plus étrange encore qu’un homme placé à la tête d’une cité, dont il rendrait les citoyens moins nombreux et pires, ne rougît pas de ses actes et ne convînt pas qu’il est un mauvais magistrat. Cette parole est rapportée à Critias et à Chariclès : ils font venir Socrate, lui montrent la loi, et lui interdisent tout entretien avec les jeunes gens. Socrate leur demande s’il peut les interroger sur ce que cette défense a d’obscur pour lui. Ils le lui permettent. « Je suis prêt, dit-il, à obéir aux lois ; mais, afin qu’il ne m’arrive pas de les enfreindre par ignorance, voici ce que je veux clairement savoir de vous. Faites-vous consister l’art de la parole dans ce qui est bien dit ou dans ce qui est mal dit, quand vous défendez de s’en servir ? Si c’est dans ce qui est bien dit, il est clair qu’il faut s’abstenir de bien dire ; mais si c’est dans ce qui est mal dit, il est clair qu’il faut essayer de dire bien. » Alors Chariclès s’emportant : « Puisque tu ne comprends pas, Socrate, nous te défendons expressément, ce qui est plus net, de parler jamais aux jeunes gens. — Afin donc, reprend Socrate, qu’il n’y ait pas le moindre doute que je ne fais rien hors ce qui est prescrit, déterminez-moi jusqu’à quel âge les hommes sont censés être jeunes gens. — Tant qu’on ne peut être sénateur, dit Chariclès, faute d’avoir assez de raison : ne parle donc pas aux jeunes gens au-dessous de trente ans[2]. — Donc, si j’achète à un homme qui n’ait pas encore trente ans, je ne

  1. Voy. Hellèniq., II, iii. Les nomothètes étaient un conseil de magistrats chargés de proposer au besoin l’abrogation ou la refonte des lois anciennes, inconciliables avec des lois plus récentes.
  2. C’était l’âge requis chez les Athéniens pour être sénateur.