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des œuvres de l’âme, on ne peut ni faire ce qu’on doit, ni s’abstenir de ce qu’on ne doit pas faire. Voilà pourquoi les pères, quelle que soit la sagesse de leurs fils, les éloignent cependant des hommes pervers, convaincus que le commerce des bons développe la vertu, et que celui des méchants la détruit. En voici le témoignage dans ces vers d’un poète[1] :

L’honnête homme du bien te montre le sentier ;
Le méchant te corrompt et te perd tout entier.

Et dans cet autre[2] :

Parfois le sage est bon, parfois il est méchant.

À ces témoignages j’ajoute le mien ; car je vois que si, par le défaut d’exercice, on oublie les vers, malgré le secours de la mesure, de même, par un effet de la négligence, on oublie la parole du maître. Or, quand on oublie ces exhortations, on oublie aussi les impressions qui induisent l’âme à désirer la sagesse ; et ces impressions oubliées, il n’est pas étonnant qu’on oublie la sagesse elle-même. Je vois encore que ceux qui s’adonnent au vin ou qui se jettent dans les plaisirs des sens sont moins capables de veiller à ce qu’ils doivent faire, et de s’abstenir de ce qu’ils doivent éviter.

Plusieurs, avant d’aimer, savaient ménager leur fortune ; aimant, ils ne le peuvent plus ; et leurs biens perdus, ils ne s’abstiennent plus de ces profits dont ils s’abstenaient, parce qu’ils les croyaient honteux. Implique-t-il donc contradiction que l’homme sage d’abord ne soit plus sage ensuite, que celui qui pratiquait la justice cesse de la pratiquer ? Pour moi, je pense que toutes les vertus ont besoin d’être pratiquées, et notamment la tempérance. Innées dans l’âme avec le corps, les passions lui persuadent de rejeter la sagesse et de satisfaire au plus tôt les appétits sensuels.

Ainsi Critias et Alcibiade, tant qu’ils fréquentèrent Socrate, purent, grâce à son secours, commander à leurs mauvais désirs : une fois loin de lui, Critias, réfugié en Thessalie[3], vécut avec des hommes plus habitués à l’illégalité qu’à la justice ; Alcibiade, pourchassé par un essaim de femmes de distinction à cause de sa beauté, et corrompu à cause de son pouvoir dans la ville et chez nos alliés par une foule d’habiles flatteurs, honoré par le peuple, porté sans efforts au premier rang, sem-

  1. Théognis, v. 36 et 37, p. 6 de l’édition Boissonade.
  2. Auteur inconnu.
  3. Voy. Helléniq., II, iii.