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deux hommes étaient, de leur nature, les plus ambitieux des Athéniens : ils voulaient que tout se fît par eux, que leur nom fût dans toutes les bouches ; ils savaient que Socrate vivait content de la plus médiocre fortune, qu’il était maître absolu de toutes ses passions, que par ses discours il dirigeait à son gré l’esprit de ceux qui conversaient avec lui. Ils le voyaient, et, avec le caractère que j’ai dit, croira-t-on que ce fût par le désir d’imiter la vie de Socrate et sa tempérance, qu’ils recherchaient son entretien, ou bien dans l’espoir de devenir, en le fréquentant, excellents dans l’art de parler et d’agir ? Je pense, pour ma part, que, si un dieu leur eût donné à choisir, ou de vivre jusqu’à la fin comme ils voyaient vivre Socrate, ou de mourir, ils auraient tous deux préféré mourir[1]. La preuve en est dans ce qu’ils ont fait : aussitôt qu’ils se crurent supérieurs à leurs compagnons, ils abandonnèrent à l’instant Socrate pour se lancer dans la politique, qui avait été la cause de leur liaison avec Socrate.

Peut-être m’objectera-t-on à cela que Socrate n’aurait pas dû enseigner la politique à ceux qui s’attachaient à lui, avant de leur enseigner la sagesse. Je ne le nie point ; mais je vois que tous ceux qui enseignent montrent à leurs disciples comment ils pratiquent eux-mêmes ce qu’ils disent, et les confirment par leur parole. Or, je sais que Socrate aussi se montrait à ses disciples comme un modèle de vertu et leur faisait les plus belles leçons sur la vertu et les autres devoirs des hommes ; je sais que les deux hommes dont nous parlons furent sages tant qu’ils vécurent près de Socrate, non qu’ils craignissent d’être punis ou frappés par Socrate ; mais ils pensaient alors que le mieux était d’agir comme ils agissaient.

Peut-être plusieurs de nos prétendus philosophes diront-ils que jamais l’homme juste ne saurait devenir injuste, ni le sage insolent ; que celui qui possède une science ne saurait perdre ce qu’il a une fois appris. Moi, je suis loin de penser comme eux. Je vois en effet que, si l’on ne s’exerce point le corps, on devient impropre aux œuvres du corps, et de même que, si l’on ne s’exerce point l’âme, on devient incapable

    plaisait beaucoup aux rhéteurs et même aux orateurs, et qu’il est impossible de reproduire en français. Le premier membre de la phrase se termine par ἀπολογήσομαι, et le second par διηγὴσομαι. Ces sortes de rencontres sont également assez fréquentes en latin, et quelques-uns de nos grands écrivains français ne les ont pas dédaignées.

  1. Cf. Platon, Alcibiade, I, p. 7 de l’édition spéciale de Stalbaum.