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n’aime point les plaisirs tout prêts, il les veut en espérance ; et comme on ne prendrait aucun plaisir à boire, si l’on n’avait soif, de même qui ne connaît pas l’amour, ne connaît pas la douceur des transports amoureux. » Ainsi parla Hiéron. Simonide souriant : « Qui es-tu donc, Hiéron ? répliqua-t-il.

Tu prétends qu’un tyran est insensible à l’amour masculin : et d’où vient donc que tu aimes Daïloque[1], surnommé le très-beau ? — Ah ! Simonide, j’en atteste Jupiter, ce que je désire le plus de lui, ce n’est pas d’avoir ce qu’il m’est si facile d’obtenir, mais ce qu’un tyran peut à peine se procurer. J’aime Daïloque sans doute pour certaines faveurs que la nature contraint l’homme à exiger de ceux qui sont beaux ; mais ce que je souhaite obtenir de lui, je désirerais vivement qu’il me l’accordât d’amitié et de lui-même : car de le lui ravir de force je ne m’en sens pas plus le désir que de me faire mal à moi-même. Prendre quelque chose à un ennemi qui résiste est, à mon gré, le plus grand des plaisirs ; mais les faveurs volontaires de celui qu’on aime sont les plus délicieuses. De l’objet aimé les regards sont doux, douces les questions, douces les réponses, douces et ravissantes les querelles et les brouilles. Mais jouir par force de ce qu’on aime, c’est de la piraterie, selon moi, et non plus de l’amour. Et même le pirate trouve encore quelque plaisir dans le gain, dans l’affliction de son ennemi ; mais se plaire au tourment de qui l’on aime, l’aimer pour se faire haïr, s’attacher à qui l’on est à charge, quelle cruauté, quelle pitié ! Avec un particulier, toute faveur de l’objet aimé est un gage d’affection accordé à celui qui aime, parce qu’on sait qu’elle est donnée sans contrainte, au lieu qu’un tyran n’est jamais en droit de se croire aimé. Nous savons, en effet, que ceux qui cèdent par crainte, prennent autant qu’ils le peuvent les dehors trompeurs du véritable amour ; et par suite, jamais personne ne tend plus de piéges aux tyrans que ceux qui feignent le plus de les aimer avec tendresse. »

  1. Nom d’un jeune garçon.