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manger de la viande, mais prit en même temps du pain. Socrate s’en aperçut : « Regardez donc ce jeune homme, dit-il, vous qui êtes auprès de lui : se sert-il de son pain pour manger sa viande ou de sa viande pour manger son pain ? »

Il remarqua un jour qu’un des convives, à chaque bouchée de pain, goûtait de plusieurs plats : « Y a-t-il, dit Socrate, une cuisine plus chère et qui fasse plus de tort aux mets que celle d’un homme qui mange je ne sais combien de choses et qui avale toutes sortes de sauces à la fois ? En amalgamant ainsi plus d’aliments que ne font les cuisiniers, il dépense plus d’argent, et, en combinant, contrairement à l’usage de ces derniers, plusieurs substances qui ne s’accordent pas entre elles et qu’ils ont raison de ne pas mêler, il fait une faute et va contre les règles de leur art. Ainsi, n’est-il pas ridicule de chercher des cuisiniers qui savent bien leur métier, et, quand on n’y entend rien soi-même, de gâter ce qu’ils ont fait ? D’ailleurs, l’habitude de manger plusieurs mets ensemble produit un autre effet. Quand on a moins de plats, on se croit dans la disette, et l’on regrette l’ordinaire accoutumé ; au contraire, quand on s’est habitué à un seul plat, malgré l’absence des autres, on ne s’afflige pas de n’en avoir qu’un seul. »

Il disait que faire bonne chère[1], dans la langue des Athéniens, a le sens de manger, et il ajoutait que le mot bonne, joint au mot chère, indique que la nourriture ne doit être nuisible ni au corps, ni à l’esprit, ni difficile à se procurer ; en un mot, il entendait par faire bonne chère vivre avec modération.

  1. Le verbe εὐωχεῖσθαι, dérivé de εὖ, bien, et du vieux mot ὀχὴ, nourriture, signifie, dans son sens propre, être bien régalé, faire bonne chère, et, au figuré, se régaler, jouir d’une chose quelconque. Il y a d’ailleurs quelque analogie dans le mot français bonne chère avec le double sens du grec. Chère est un mot de la langue romane, chiera, en provençal moderne cara, en espagnol caro et en italien ciera, qui, pris absolument, a tout à la fois le sens de visage, de mine, d’accueil, de réception. Ainsi, dit Ménage, faire bonne ou mauvaise chère, c’est être bien ou mal traité à table. De la même manière le mot chère lie, qui se trouve dans La Fontaine, équivaut à ciera lieta, visage joyeux, et, par suite, bonne mine, régalade. Voy. Ménage, Origines de la langue française au mot chère, et Roquefort, Glossaire de la langue romane, au même mot.