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NOS MAÎTRES

vence où j’avais eu l’espoir de lui échapper. Je me dis que, du moins, il est mort au soleil, un matin chaud d’été. Et puis je revois l’ingénu sourire de son pâle visage. Aurait-il gardé maintenant, sous le vent et sous la neige, et sous la tristesse des froides soirées sitôt venues, cette bienheureuse gaité d’un espoir tranquille ?

J’eusse désiré seulement qu’il pût — avant cette imbécile fuite Dieu sait où — voir publiées en volume ses Moralités légendaires délicates merveilles de grâce, de tendresse, d’ironie, et qu’il avait composées naguère si joyeusement, avec la certitude d’années enfin charitables.

Je connais peu de livres, parmi tous ceux de notre temps et de notre âge, qui donnent autant que celui-ci l’impression d’une âme géniale : et je crois bien en effet que, parmi tous les jeunes artistes de sa génération, Laforgue seul a eu du génie. C’est que ce mot, s’il a une signification propre, signifie un esprit absolument original, naturellement différent des esprits qui l’entourent. Car il est absurde de considérer le génie comme quelque perfection supérieure, et de classer les œuvres en œuvres de talent et œuvres de génie comme les professeurs graduent les devoirs de leurs élèves sous les mentions : passable, assez bien et très bien. La vérité est que chacun peut produire des œuvres admirables : il n’y faut nul génie, mais un fort désir, beaucoup de patience, et des convictions. Mais, tandis que maints artistes parviennent lentement, volontairement à se constituer une vision originale, au travers de laquelle