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M. ANATOLE FRANCE

science et à tenir pour vain tout effort de pensée. C’est M. France, en réalité, qui nous a communiqué l’habitude et le goût de ce scepticisme : ni M. Renan ni le comte Tolstoï n’y ont contribué aussi profondément. M. Renan, en particulier, aussi longtemps qu’il a eu pleine possession de lui-même, est resté le plus dogmatique, le plus assuré des savants : sous des apparences de doute et de moquerie, il a toute sa vie maintenu un certain nombre d’affirmations très positives, dont les principales étaient précisément la supériorité absolue de l’esprit et la toute-puissance de la science.

Voyez, au contraire, en quels termes M. France juge tout effort de notre pensée. Je vais prendre quelques citations un peu au hasard, dans son Jardin d’Épicure, car vraiment c’est le livre tout entier qu’il faudrait citer.


Voici d’abord pour la connaissance en général : « L’ignorance est la condition nécessaire, je ne dis pas du bonheur, mais de l’existence même. Si nous savions tout, nous ne pourrions pas supporter la vie une heure. Les sentiments qui nous la rendent ou douce, ou du moins tolérable, naissent d’un mensonge et se nourrissent d’illusions. »

Voici pour la science : « C’est une grande erreur de croire que les vérités scientifiques diffèrent essentiellement des vérités vulgaires. Elles n’en diffèrent que par l’étendue et la précision. Mais il ne faut pas oublier que l’observation du savant s’arrête à l’apparence et au phénomène, sans jamais rien savoir de la véritable nature des choses. »