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NOS MAÎTRES

hautain de la domination ; ils laissaient à d’autres les pouvoirs, mais par complaisance, par ennui, avec l’arrière-pensée de les ressaisir bientôt. Ils se savaient une race supérieure, étrangère aux vils besoins qui embarrassent la foule. Seulement ils avaient perdu, sous l’effet d’une séculaire désuétude — et sans doute ils l’ignoraient — la faculté d’agir dans le monde réel. Non point d’agir par de généreuses et passagères saccades : mais ils étaient désormais incapables d’une action suivie, des réalisations obstinées, des longues résistances. Cette vie mondaine des salons, où maintenant ils s’amusaient, avait édifié pour eux un univers déjà différent de l’univers commun, relié encore à la réalité, mais par un fil ténu, comme au-dessus d’elle. Dans ce seul univers, dès lors, pouvaient se jouer à l’aise leurs qualités ailleurs inutiles, tandis que d’anciens privilèges et la dédaigneuse protection des gouvernants pourvoyaient aux besoins matériels de leur subsistance.

Alors s’éleva, séculairement préparée, la dernière tourmente ; et le lien qui tenait encore ces hautes âmes au monde de nos réalités fut à jamais brisé. Ce fut l’avènement décisif de la démocratie, une effroyable lutte corps à corps, où devaient triompher les mieux faits pour une action immédiate, incessante, affranchie des scrupules anciens. Les princes étaient une superfétation gênante : ils furent supprimés ; quelques-uns par des moyens un peu vifs, les autres par la suppression de leurs privilèges, de leurs possessions, mais surtout de ce monde élégant et princier, constitué naguère par