Page:Wyzewa - Nos maîtres, 1895.djvu/114

Cette page n’a pas encore été corrigée
102
NOS MAÎTRES

paroles ; et la mort du poète épure et avive notre fiction de lui[1].

Dans la cellule désolée d’un cloître, c’est un moine tâchant aux patientes écritures. Il a vécu ignorant et chaste ; il transcrit le grimoire très ancien, peut-être quelque naïf roman d’Alexandrie, où s’accouplent deux enfants timidement rieurs. Et voici que le désir s’instille dans l’àuie inoccupée du bon moine. Il appelle les amants à revivre devant lui leurs lascives tendresses. Et bientôt il veut être lui-même cet amant bienheureux. Souvenir ou vision ? Hyperbole plutôt d’une réminiscence lointaine. Il veut, dans la cellule désolée, vivre la charmante et jeune vie de l’amour : et il la vit. Il marche avec l’enfant ingénue dans le jardin familier : et sa notion des choses, sous l’amour subit, est transfigurée. Ils vont princièrement, dans un jardin de féerie ; ils vont dans un jardin prodigieux, hors du monde que leur habitude créait. Toutes fleurs s’étalent plus larges ; les tiges des lys grandissent, enchantées ; et ils vont, radieusement enlacés, dans la région mélodieuse d’un rêve… Puis l’amour cesse, le miracle disparaît. Le moine songe qu’il est un pauvre moine vieilli ; vainement il évoque à nouveau la craintive amie. Retourne-toi, vieux prêtre, à tes parchemins, reviens à ton obscur destin de fantôme ; bientôt t’effacera l’effacement suprême, là-bas, sous les dalles funèbres[2] !

Un cygne se lamente, attaché par l’aile à la sur-

  1. Le Tombeau de Théophile Gautier, toast funèbre.
  2. Prose pour des Esseintes.