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L’APPEL DU CHIBOUGAMAU

même aie commencé à compter les mouches au plafond. L’un d’eux était cuisinier ; il dansait lorsqu’il apportait un plat à un client attablé. Hors de camp, il marchait normalement ; mais dans la tente servant de cuisine, il valsait avec les œufs au jambon à bout de bras, ou exécutait une rumba en enlaçant tendrement un bol de haricots au lard. Lorsque je lui demandai pourquoi il dansait ainsi, il me lança un regard perçant qui semblait signifier : « Avez-vous jamais vu un cuisinier qui ne dansait pas en apportant la mangeaille ? »

Un autre entretenait des conversations à un appareil téléphonique « de brousse » dont la communication était coupée depuis vingt ans. Il se levait brusquement de la table en déclarant : « Il faut que j’appelle Jim ». Il s’installait devant l’instrument et commençait : « Allô, Jim ? Quoi ? Tu me dis pas ! Eh ! ben, alors… » Cela durait une demi heure, après quoi il venait se rasseoir. Quand je lui demandais, à qui il avait parlé, il souriait d’un air stupide et répondait : « Je n’ai parlé à personne. »

Un autre s’écrivait des lettres… puis y répondait ! Un autre refusa de me transporter dans son auto à un endroit où il se rendait lui-même : « C’est trop loin ! » dit-il d’un air méditatif. Le plus curieux, c’est que cet homme trouvait très ordinaire de parcourir 200 milles à pieds dans la forêt !

Ces toqués reviennent vite à la santé de l’esprit. Donnez-leur quelques jours dans un village ou une ville, en compagnie de gens dits normaux, et leur cerveau redevient normal… à condition qu’il l’ait été lorsque son propriétaire a pénétré dans la brousse. On devine aisément un « désorienté » à son regard préoccupé ; il a l’air d’un chien qui a perdu un os. Ces égarés n’existent pas que dans les bois ; il y en a aussi dans la jungle des rues bordées de gratte-ciels — ils sont toqués également, mais ils ne le savent pas.