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L’APPEL DU CHIBOUGAMAU

Un portage, comme chacun sait, est une piste tracée par des hommes à travers la brousse et reliant entre eux des lacs ou des cours d’eau. Au portage de Rainbow Lodge, la distance entre le lac aux Dorés et le lac Chibougamau n’est que de quelques centaines de pieds. Sur cette piste passent en été des douzaines de prospecteurs portant canots, moteurs et tentes, tout un bagage hétéroclite. Je tenais « maison ouverte » pour ces chercheurs de mines (le café réchauffé restait parfois à leur disposition des petites heures du matin jusqu’à minuit) car tous étaient bavards souvent de façon plutôt incohérente) et j’aimais écouter les histoires étranges qu’ils racontaient.

Un visiteur fréquent était Jean Boucher, un prospecteur musclé, à la voix puissante, ayant des opinions arrêtées et une bonne connaissance des minéraux.

Il arrivait au quai du lac aux Dorés, portageait son canot et son bagage jusque sur la rive du lac Chibougamau, après quoi il venait me rendre visite et m’entretenir sur les divers échantillons de roches qu’il avait examinées récemment. Un jour, alors qu’il quittait Rainbow Lodge, un petit livre tomba de sa poche. En le ramassant, je jetai un coup d’œil sur le titre : « Les fleurs du mal »… Les poèmes de Charles Baudelaire dans la brousse canadienne du Nord ! Je m’attendais à bien des œuvres de bons poètes, mais faciles… à des romans populaires, dans la main de ces hommes-là… Mais jamais à Beaudelaire !

L’automne dernier, par un crépuscule de novembre, Boucher, portant un lourd havresac, franchissait le lac Caché, lorsque la glace céda sous ses pieds, le précipitant dans l’eau presque gelée. Il se trouvait à une centaine de pieds du bord, à portée de voix d’une cabane de bois rond où habitaient Mme Marguerite Lafond, femme d’un prospecteur, sa fille Laurence, âgée de treize ans et Mme