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L’ÎLE AU MASSACRE

miraculeuse… Tu ne mourras pas de faim aujourd’hui, Amiotte.

— Non ! Mais songe à demain. Tu peux relancer ton filet puisque cela va si bien !

— Si l’on appelait Bourassa ? Ne crois-tu pas qu’on aurait des chances de faire une meilleure pêche ?

— Non ! Laisse-le là où il est. Il s’imaginerait qu’on croit qu’il ne sait pas pêcher…

La Londette relança son filet. La Providence avait enfin pitié de ces hommes dont le courage à toute épreuve risquait de s’annihiler devant le manque de nourriture.

En revenant vers la berge, Amiotte chantait. Il passait en souriant ses doigts sur son menton squelettique. Le frétillement des poissons apaisait sa faim et lui faisait oublier ses récriminations de tout à l’heure.

— C’est notre maître qui va être content ! Il y a des semaines entières que nous avons fait pareille pêche…

— Il faudrait bien que cela se renouvelle tous les jours, jusqu’à l’arrivée des canots. As-tu remarqué comme Monseigneur de Lavérendrye semble inquiet depuis quelques temps ?

— Dame ! pas de vivres. Un monde à nourrir. Ses deux fils aînés au fort Maurepas, son neveu au fort de la Fourche des Roseaux. C’est plus qu’il n’en faut pour étourdir un homme !

Ah ! c’est un homme, un grand homme celui qui faisait rayonner son énergie sur ses immenses territoires de l’Ouest canadien et qui avait présidé à l’érection du fort Saint-Charles.

Situé au Nord-Ouest du lac des Bois où de nombreuses îles nattaient ses eaux jaunâtres, le fort Saint-Charles était un vaste rectangle de cent pieds de long sur soixante de large. Dominant le lac et les bois, il semblait l’œil de la civilisation qui regardait, ébloui, la végétation luxuriante se réveillant d’un long sommeil hivernal, et reprenant, cette année encore, sa vie pleine d’animation. D’innombrables oiseaux chantaient et se balançaient sur les cimes des arbres. La forêt tressaillait de volupté sous l’effluve printanier que dégageait cette nature enchanteresse. Une palissade, formée de pieux d’environ quinze pieds de haut, entourait le fort et procurait aux membres de la colonie une sécurité relative. Une chapelle où se faisait les cérémonies religieuses, était le rempart de la foi de l’explorateur et de ses compagnons. Ayant fait une place à Dieu parmi eux, Lavérendrye avait fait construire deux maisons : une pour le chapelain et une autre pour lui et ses fils. Quatre cabanes avec cheminées étaient le refuge de ses employés. Plusieurs familles de la nation des Cris avaient construit, dans un coin de l’enclos, leurs tentes coniques en peau. Ce fort était devenu, dès le premier jour, le carrefour de la civilisation et de la sauvagerie, ou plus exactement le point de contact d’une vie organisée et soumise à des lois et d’une vie nomade esclave de ses coutumes et de sa superstition. Un magasin et une poudrière complétaient l’aménagement du fort et renfermaient à la fois la monnaie nécessaire au commerce et les armes utiles à la défense personnelle. Le tout recouvert de toits d’écorce avait été bâti avec des troncs d’arbres non équarris.

Quatre bastions flanqués aux angles de l’enclos permettaient aux guetteurs d’en surveiller facilement les abords. À l’Est, le lac peuplé d’îles couvertes de saules rafraîchissait la température étouffante des étés et, l’hiver il semblait un miroir dépoli par endroits. Du côté de la forêt, un espace parsemé de troncs d’arbres coupés à hauteur d’homme, protégeait les habitants du fort contre toute surprise.

C’était là qu’en 1732, Pierre-Gaultier de Varennes, Sieur de Lavérendrye s’était arrêté faute de vivres.

Pierre-Gaultier de Varennes, Sieur de Lavérendrye, naquit aux Trois-Rivières le 17 novembre 1685. Fils d’un gentilhomme français, René Gaultier de Varennes, et d’une jeune Canadienne, Marie Boucher, il fit ses premières armes dans les guerres de Terre-Neuve et d’Acadie. Peu disposé à suivre un travail intellectuel, il préféra rester dans le domaine de l’action. Se sentant un goût militaire prononcé, il s’embarqua pour la France et s’engagea dans les armées royales. Son courage et son esprit d’aventure y trouvèrent également leur compte. En 1709, à la bataille de Malplaquet, il était laissé pour mort sur le champ de bataille, le corps couvert de blessures. Sa résurrection du milieu des cadavres, son dévouement à la couronne de France ne lui amenèrent pas la fortune. L’armée française fut pour lui une école d’abnéga-