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L’ÎLE AU MASSACRE

raconter le beau rêve que j’ai fait tout à l’heure.

— Sois raisonnable, fit Pierre.

— Une autre fois, ma chère enfant.

— Mais…

— Pâle-Aurore, je m’oppose, fit Madame de Lavérendrye d’une voix douce et cependant sévère.

— Ne craignez rien, je vais guérir vite, très vite, répondit-elle d’une voix étrange. J’allais en visite au fort Saint-Charles. Dans ma pirogue, je descendais le cours d’une belle rivière qui me jeta dans un lac. Elle glissait sur l’eau, caressant en passant les nénuphars qui me tendaient leurs plateaux verts émaillés de fleurs blanches aux étamines d’or. Les arbres me saluaient de leurs panaches. Une brise légère rafraîchissait mon visage. Un hymne chantait dans mon cœur. Tout à coup un voile tomba devant mes yeux. Je ne vis plus rien… Et bientôt une étoile radieuse apparut. Rien n’en détournait mon regard. Je la vis prendre forme et mon âme reconnut la croix qui fut plantée sur la tombe de mon fiancé et de ses compagnons. Je courus me mettre à genoux ; je pleurai et je priai longuement. Quand je relevai la tête, je vis au pied de la croix mon bien-aimé qui me tendait les bras. Il m’appelait… Puis, hélas, mon rêve a pris fin brusquement…

— Ma chère petite…

Pierre avait détourné la tête.

— Comme elle l’a aimé, murmura-t-il.

Il sentit son cœur se briser dans sa poitrine.

— Jamais elle ne m’aimera !

Une autre quinte de toux l’arracha à sa tristesse… Pâle-Aurore gisait maintenant, pâle, défaite. Son mouchoir qu’elle avait porté à sa bouche était taché de sang. Il la prit délicatement dans ses bras et la transporta dans la chambre à coucher. Sur la blancheur des draps la pauvre enfant ne semblait plus que l’ombre d’elle-même. Elle avait maigrie d’une façon effrayante. Ses pommettes saillantes faisaient ressortir davantage le creux des joues que le sang colorait par bouffées. Elle ouvrit ses beaux yeux qui s’étaient démesurément agrandis. Ils firent lentement le tour de la chambre en se posant fixement sur chacun des êtres qui l’entouraient. Madame de Lavérendrye la regarda longuement, secoua la tête et murmura :

— C’est la fin.

L’effort qu’avait fait Pâle-Aurore l’avait anéantie. Elle étouffait. Plusieurs fois elle toussa et cracha le sang. Puis elle fit signe qu’elle voulait parler.

— Je voudrais avoir Monsieur le curé à mes côtés, souffla-t-elle.

Immédiatement on accéda à son désir. Quand le prêtre fut prévenu, il oignit des huiles saintes les mains, les pieds et le front de Pâle-Aurore.

Pendant quelques secondes, il y eut en elle un renouveau de vie.

— De l’air !… De l’air !… fit-elle.

Toute la famille pleurait. Pierre se précipita vers la fenêtre qu’il ouvrit.

Elle respira mieux.

— Oh ! écoutez. Il m’appelle… Comme il est beau. Une auréole entoure son front meurtri… Comme ses yeux sont doux au fond de leurs orbites empourprées. Il me tend les bras… Il me sourit.

— C’est le délire.

— Chut, maman, ne parlez pas… Je vois ses lèvres qui remuent… Il dit…. Que dit-il donc ?…

— Pâle-Aurore !… fit Pierre effrayé.

Elle semblait écouter une voix céleste. Pendant quelques instants ses yeux, brillants d’extase qui regardaient vers le ciel, se posèrent sur Pierre. Puis, doucement, tendrement, elle lui prit la main et la serra entre les siennes. Et elle s’endormit. Elle souriait dans son sommeil. Tout le monde restait silencieux auprès de sa couche, contemplant l’angélique beauté qui se dégageait de son visage.

Dans le courant de la nuit, au milieu de la veillée, Pierre dit à sa mère accablée de fatigue :

— Allez vous reposer, maman. Je resterai près d’elle avec monsieur le curé.

Tandis que le prêtre, au chevet du lit, disait son bréviaire, Pierre pleura et songea longuement. Il aurait voulu pouvoir donner sa vie pour sauver celle de Pâle-Aurore. Il se sentait des forces immenses pour accomplir les plus héroïques sacrifices afin de rendre la santé à celle qu’il aimait. Oui, il l’aimait et jamais cependant il n’avait espéré autant qu’aujourd’hui que Pâle-Aurore pourrait l’aimer à son tour. Il se rendait compte que l’affection de la jeune fille pour Jean-Baptiste disparu, était aussi forte qu’autrefois. Néanmoins, en réfléchissant à cette sorte de délire de tout à