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L’ÎLE AU MASSACRE

Il y avait tant de confiance, tant d’union, tant d’esprit de sacrifice, tant d’amour entre eux qu’il hésitait à leur dire la fatale nouvelle.

— Parlez, père, dirent les fils d’une voix angoissée où palpitait la soif de savoir à tout prix.

— Hélas, Jean-Baptiste est allé rejoindre votre cousin.

La foudre tombant dans la chambre n’eût pas produit plus d’effet. Leur tête bourdonna. Leur bouche s’ouvrit pour parler sans émettre aucun son. C’était si inattendu, si horrible qu’ils restèrent quelques instants inconscients, ne comprenant pas très bien ce que venait de dire leur père. C’était comme s’ils avaient reçu un coup sur la tête et qu’ils aient perdu connaissance. Puis, peu à peu, la lumière se fit dans leur esprit et les larmes coulèrent chaudes sur leurs joues enfiévrées. Pierre, plus encore peut-être que François et que Louis-Joseph, fut anéanti par cette nouvelle. Il avait vu Jean-Baptiste à l’œuvre au fort Maurepas. Il avait appris à connaître et apprécier, dans une intimité journalière, la beauté de son caractère et sa grandeur d’âme. À côté de l’affection naturelle qu’il portait à son frère, il en avait une autre, semblable à celle que l’on voue à un ami parce qu’on a appris à donner un sens à chacun des battements de son cœur. Il avait reçu ses confidences ; il avait été témoin de l’amour qui faisait tressaillir son âme ; il avait reçu de lui une mission. Et le moment était venu de la remplir. Il se souvenait de leur conversation sur le canot alors qu’ils approchaient du fort Saint-Charles. Jean-Baptiste avait eu le pressentiment de sa mort. Pierre n’en pouvait douter maintenant. Et ce mot de prévoyance qu’il avait prononcé, n’était-ce pas plutôt une façon de cacher ses véritables sentiments ? Pierre sentit alors davantage toute la confiance que Jean-Baptiste avait eue en lui. Peut-être même avait-il deviné son amour pour Pâle-Aurore ? Les sens sont tellement développés à l’approche du danger ; il y avait eu une telle communion de cœur entre eux, qu’il n’était pas étonnant que Jean-Baptiste eût deviné en Pierre le meilleur protecteur à donner à Pâle-Aurore. Qui sait, si en confiant Pâle-Aurore à Pierre, en cas de mort, Jean-Baptiste n’avait pas été plus loin dans sa pensée ?… Pierre alors éclata en sanglots… Après qu’il eût donné libre cours à ses larmes et qu’il se fût senti un peu plus calme, il demanda à son père.

— Mais qui vous a appris ?

— Cette pauvre enfant, sa fiancée, elle est folle de douleur.

— Mais le P. Aulneau, les hommes ? interrogea François.

— Ils ont dû subir le même sort… Je ne sais pas…

— Quelle horreur !… Mais Pâle-Aurore s’est peut-être trompée ?

— Non. Cerf-Agile est ici… C’est lui qui a tué votre frère.

Legros venait d’entrer. Lavérendrye se redressa et essaya de se faire un visage plus calme. Il dit :

— Eh bien ! Legros, avez-vous fait un bon voyage ?

— Il aurait été bon, Monseigneur, si avant-hier nous avions vu…

— Mon fils ?

— Comment ? Vous savez, Monseigneur ?

— Oui, peu importe. Avez-vous vu ses compagnons ? Parlez, parlez vite.

— C’est en effet mon pénible devoir de vous faire un rapport sur cet abominable événement. C’est à sept lieues d’ici que ce crime a été commis et qu’il m’a été donné de voir les corps mutilés et sanglants de votre fils, du missionnaire et de leurs compagnons…

Lavérendrye écoutait impassible tandis que ses fils montraient un visage horrifié.

— Leur groupement indique qu’ils n’ont été tués qu’après une résistance acharnée. J’ai pu reconnaître une vingtaine de canots sioux teints de sang, échoués sur la plage. Ceux de votre fils ont été brûlés, car j’ai vu des morceaux de bois à demi consumés traînant sur le sable à côté de cadavres d’Indiens. Ils ont vendu chèrement leur vie.

— Mais par quelle circonstance avez-vous été amenés à les découvrir ? Car vous auriez pu passer sans les voir comme a fait ce messager qui est venu ici, il y a une semaine.

— C’était avant-hier. Nous avions navigué toute la journée et nous nous réjouissions dans l’espoir d’atteindre ce fort le lendemain. Comme le soir tombait, nous nous décidâmes à aborder au premier endroit favorable que nous rencontrerions. Le